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Qu’est-ce que la décroissance ? (Serge Latouche)

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Projet alternatif et complexe, la décroissance n’est ni la croissance zéro ni la croissance négative, mais une matrice d’alternatives. Elle vise à nous faire sortir du cercle infernal de la création illimitée de besoins et de produits et de la frustration croissante qu’il engendre.

Le mot décroissance est d’un usage récent dans le débat écologique, économique et social ; il a été utilisé à partir de 2002 comme un slogan provocateur, pour dénoncer la mystification de l’idéologie du développement durable. Ce « mot-obus », cette « bombe sémantique » (dixit Paul Ariès) visait à casser le consensus mou sur la soumission à l’ordre productiviste dominant. Il fait son entrée dans les dictionnaires en 2006, alors que l’on trouve depuis assez longtemps des rubriques sur ses corrélats, « croissance zéro », « développement durable » et, bien sûr, « état stationnaire »(1)

Pour tenter de sauver la croissance face à la crise écologique, le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) avait lancé le mot d’ordre de « développement durable », oxymore génial en termes médiatiques, mais qui ne résout pas le problème parce que le développement, précisément, n’est pas durable. Une croissance infinie est incompatible avec une planète finie. Le terme décroissance désigne désormais un projet alternatif complexe et qui possède une incontestable portée analytique et politique.

La signification radicale du projet

La croissance désigne d’abord le phénomène naturel de la pousse des plantes et des arbres, de la transformation des animaux en volume ou en poids. Le cycle biologique de la naissance, du développement, de la maturation, du déclin et de la mort du vivant ainsi que sa reproduction sont aussi la condition de la survie de l’espèce humaine, qui doit se métaboliser avec son environnement végétal et animal. Les hommes ont tout naturellement célébré les forces cosmiques qui assuraient leur bien-être sous la forme symbolique de la reconnaissance de cette interdépendance et de leur dette à cet égard. Le problème surgit quand la distance entre le symbolique et le réel disparaît. Alors que toutes les sociétés humaines ont voué un culte à la croissance, seul l’Occident moderne en a fait sa religion. Le produit du capital, résultat d’une astuce ou d’une tromperie marchande, et le plus souvent d’une exploitation de la force des travailleurs, est assimilé au regain des plantes. L’organisme économique, c’est-à-dire l’organisation de la survie de la société, non plus en symbiose avec la nature mais en l’exploitant sans pitié, doit croître indéfiniment, comme doit croître son fétiche, le capital. La reproduction du capital-économie fusionne à la fois la fécondité et le regain, le taux d’intérêt et le taux de croissance. Cette apothéose de l’économie-capital aboutit au fantasme d’immortalité de la société de consommation.

Avec la décroissance, il s’agit de sortir d’une société phagocytée par une économie n’ayant pour objectif que la croissance pour la croissance et dont la logique n’est pas de faire croître la production pour satisfaire des besoins constatés, mais de croître à l’infini avec, pour justification, la croissance à l’infini de la consommation. Conséquence : la croissance à l’infini des déchets et de la pollution, bref, la destruction de l’écosystème permettant la survie de l’espèce.

Lancée presque par hasard pour rompre avec la langue de bois du développement durable, la décroissance n’est donc pas au départ un concept. Ce slogan politique provocateur a surtout pour objet de nous faire retrouver le sens des limites ; en particulier, la décroissance n’est ni la récession ni la croissance négative. Devenue rapidement la bannière de ralliement de tous ceux qui aspirent à la construction d’une véritable alternative à la société de consommation écologiquement insoutenable et socialement insupportable, elle constitue désormais une fiction performative pour signifier la nécessité d’une rupture avec la logique productiviste. Le terme décroissance ne doit donc pas être pris au pied de la lettre : décroître pour décroître serait aussi absurde que croître pour croître. Bien entendu, les « décroissants » veulent faire croître la qualité de vie, de l’air, de l’eau et d’une foule de choses que la croissance pour la croissance a détruites. Pour parler de façon rigoureuse, il faudrait utiliser le terme d’a-croissance, comme on parle d’a-théisme. Et c’est d’ailleurs très exactement de l’abandon d’une foi et d’une religion qu’il s’agit : celles du progrès et du développement. Devenir des athées de la croissance et de l’économie.

L’analyse des « objecteurs de croissance » se distingue des autres critiques contemporaines de l’économie mondialisée en ce qu’elle ne situe pas le cœur du problème dans le néo- ou l’ultralibéralisme, mais dans la logique de croissance perçue comme essence de l’économicité. Son projet n’est pas de substituer une « bonne » économie à une « mauvaise », une « bonne » croissance ou un « bon » développement à de mauvais, en les repeignant en vert ou en social ou en équitable, avec une dose plus ou moins forte de régulation étatique ou d’hybridation par la logique du don et de la solidarité. Il s’agit ni plus ni moins de sortir de l’économie, formule généralement incomprise de nos concitoyens, qui ont du mal à prendre conscience que l’économie est devenue une religion et qu’il s’agit de construire une société laïque. En cela, le projet est bien radical.

La résistance, au sens psychanalytique du terme, au projet de la décroissance, se cache souvent derrière un ergotage sur le mot : ce ne serait pas un mot d’ordre porteur, ce qu’il évoque est ambigu, de plus il est négatif, ce qui est impardonnable dans une société où il faut coûte que coûte « positiver ».

En réalité, dans les milieux de la gauche traditionnelle, même écologiques, l’incompréhension et le refus viscéral de « sortir de l’économie » sont à l’origine de cette allergie. En tant que slogan, le terme décroissance est une trouvaille rhétorique plutôt heureuse parce que sa signification n’est pas totalement négative, en particulier en français. Ainsi, la décrue d’un fleuve dévastateur est une bonne chose. Et, comme le fleuve de l’économie est sorti de son lit, il est éminemment souhaitable de l’y faire rentrer.

Si une traduction littérale parfaite du terme est impossible dans les langues étrangères, elle n’est pas nécessairement souhaitable, l’après-développement étant par nature pluriel. Chaque société, chaque culture doit sortir, à sa façon, du totalitarisme productiviste et se créer une identité fondée sur la diversité de ses racines et de ses traditions.

Pour être soutenable et durable, toute société doit se donner des limites. Or, la nôtre se glorifie de s’affranchir de toute contrainte et a opté pour la démesure. Certes, quelque chose dans la nature humaine pousse l’homme à se dépasser. Cela constitue à la fois sa grandeur et une menace. Aussi toutes les sociétés, excepté la nôtre, ont-elles cherché à canaliser cette aspiration et à la faire travailler au bien commun. En fait, quand on l’investit, par exemple, dans le sport non marchandisé, cette aspiration n’est pas nuisible. En revanche, elle devient destructrice quand on laisse libre cours à la pulsion d’avidité (recherche du « toujours plus ») dans l’accumulation de marchandises et d’argent. Il faut donc retrouver le sens des limites pour préserver la survie de l’humanité et de la planète.

Portées analytique et politique du projet

La diversité de leurs itinéraires explique que tous les objecteurs de croissance ne mettent pas exactement le même contenu sous l’intitulé et que les contours du projet peuvent différer. Les uns font porter l’accent sur la rupture avec le capitalisme et l’économie, les autres, en particulier la mouvance internationale degrowth, sur le contenu concret. La question de la sortie du capitalisme et donc de la révolution – même si, celle-ci étant avant tout culturelle, la prise du Palais d’hiver ne figure pas à l’agenda -, centrale pour le mouvement français des objecteurs de croissance, n’a pas la même place dans les déclinaisons plus techniques du projet. Par exemple, pour le fondateur du courant italien de la decrescita felice, la décroissance est un concept positif qui peut être défini par la réduction du PIB, c’est-à-dire la baisse de la consommation et de la production de merci (biens et services marchands), mais elle est heureuse, car l’augmentation concomitante des beni (biens et services non marchands) procure de vraies satisfactions. Il en résulte que la décroissance se traduit immédiatement par des initiatives concrètes : décroissance des valeurs d’échange et croissance des valeurs d’usage. En s’exportant, le projet classé sous cette étiquette a ainsi perdu un peu de sa radicalité (2).

Pour tous, néanmoins, la décroissance n’est pas l’alternative, mais une matrice d’alternatives qui rouvre l’aventure humaine à la pluralité de destins et à l’espace de la créativité en soulevant la chape de plomb du totalitarisme économique. Puisqu’il s’agit de sortir du paradigme de l’Homo œconomicus unidimensionnel, la société d’a-croissance ne se fera pas de la même façon en Europe, en Afrique subsaharienne ou en Amérique latine, au Texas et au Chiapas, au Sénégal et au Portugal. Il importe de favoriser et de retrouver la diversité et le pluralisme. On ne peut donc pas proposer un modèle clés en main d’une société de décroissance, mais seulement l’esquisse des fondamentaux de toute société non productiviste soutenable et des exemples concrets de programmes de transition.

La conception peut prendre la forme d’un cercle vertueux de sobriété en huit R : réévaluer, reconceptualiser, restructurer, relocaliser, redistribuer, réduire, réutiliser, recycler. Ces huit objectifs interdépendants constituent une rupture susceptible d’enclencher une dynamique vers une société autonome de sobriété sereine, conviviale et soutenable.

Toutefois, pour tous les partisans de la décroissance, les programmes de transition proposés seront nécessairement réformistes. En conséquence, beaucoup de propositions « alternatives » qui ne se revendiquent pas explicitement de la décroissance peuvent y trouver heureusement leur place. La décroissance offre ainsi un cadre général qui donne sens à de nombreuses luttes sectorielles ou locales favorisant des compromis stratégiques et des alliances tactiques.

Des ruptures concrètes

Sortir de l’imaginaire économique implique cependant des ruptures bien concrètes. Il s’agira de fixer des règles qui encadrent et limitent le déchaînement de l’avidité des agents : protectionnisme écologique et social, législation du travail, limitation de la dimension des entreprises, etc. Et, en premier lieu, la « démarchandisation » de ces trois marchandises fictives que sont le travail, la terre et la monnaie. Leur retrait du marché mondialisé marquerait le point de départ d’une réincorporation-réencastrement de l’économique dans le social, en même temps qu’une lutte contre l’esprit du capitalisme.

Bien sûr, comme toute société humaine, une société de décroissance devra organiser la production de sa vie, c’est-à-dire utiliser raisonnablement les ressources de son environnement et les consommer à travers des biens matériels et des services, mais elle ne le fera pas dans le corset de fer de la rareté, des besoins, du calcul économique et de l’Homo œconomicus. Ces bases imaginaires de l’institution de l’économie doivent être remises en question. Comme l’avait bien vu le sociologue Jean Baudrillard en son temps, le consumérisme engendre une « paupérisation psychologique », un état d’insatisfaction généralisée qui, dit-il, « définit la société de croissance comme le contraire d’une société d’abondance » (3) La frugalité retrouvée permet de reconstruire une société d’abondance sur la base de ce qu’Ivan Illich appelait la « subsistance moderne ». C’est-à-dire « le mode de vie dans une économie postindustrielle au sein de laquelle les gens ont réussi à réduire leur dépendance à l’égard du marché » (4)

Finalement, la redéfinition du bonheur comme « abondance frugale dans une société solidaire » correspondant à la rupture créée par le projet de la décroissance, suppose de sortir du cercle infernal de la création illimitée de besoins et de produits et de la frustration croissante qu’il engendre. L’autolimitation est la condition pour aboutir à la prospérité sans croissance et éviter ainsi l’effondrement de la civilisation humaine.

 

Texte de Serge Latouche paru dans la revue Constructif (2012)

 

(1) Voir : Attac (collectif), Le petit alter. Dictionnaire altermondialiste, Mille et une nuits, Paris, 2006 ; et Sylvie Mesure et Patrick Savidan (dir.), Le dictionnaire des sciences humaines, PUF, Paris, 2006.
(2)Maurizio Pallante, La décroissance heureuse. La qualité de la vie ne dépend pas du PIB, Nature et Progrès Belgique, Namur, 2011.
(3) Jean Baudrillard, La société de consommation, Denoël, 1970, pp. 83-87.
(4)Ivan Illich, Le chômage créateur, Le Seuil, 1977, p. 87-88.

 

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Une croissance pas plus souhaitable que soutenable :

« La société de croissance n’est pas souhaitable pour au moins trois raisons : elle engendre une montée des inégalités et des injustices, elle crée un bien-être largement illusoire ; elle ne suscite pas pour les « nantis » eux-mêmes une société conviviale, mais une anti-société malade de sa richesse.

L’élévation du niveau de vie dont pensent bénéficier la plupart des citoyens du Nord est de plus en plus une illusion. Ils dépensent certes plus en termes d’achat de biens et services marchands, mais ils oublient d’en déduire l’élévation supérieure des coûts. Celle-ci prend des formes diverses, marchandes et non marchandes : dégradation de la qualité de vie non quantifiée mais subie (air, eau, environnement), dépenses de « compensation » et de réparation (médicaments, transports, loisirs) rendues nécessaires par la vie moderne, élévation des prix des denrées raréfiées (eau en bouteilles, énergie, espaces verts…). » (« Pour une société de décroissance », Serge Latouche, Le Monde Diplomatique)

« [La croissance] n’est pas souhaitable parce qu’elle est, comme le disait Illich, la destruction du vernaculaire. C’est la guerre aux pauvres. Une guerre qui transforme la pauvreté en misère. La croissance développe les inégalités, les injustices, elle détruit l’autonomie. Illich a développé cette thèse avec la critique des transports, de l’école, de la médecine, en analysant la façon dont les institutions engendrées par le développement et la croissance acquièrent un monopole radical sur la fourniture de ce qui permet aux gens de vivre et qu’ils se procuraient jusqu’alors par leurs propres savoir-faire traditionnels. Ayant travaillé sur le Tiers-Monde, j’ai effectivement vu, en Afrique, en Asie, comment le rouleau compresseur de l’occidentalisation détruisait les cultures. » (Serge Latouche interrogé par le site Reporterre)

 

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Serge Latouche interrogé par Siné Hebdo (2009) :

 

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Un résumé de son livre « Le Pari de la décroissance », paru en 2006, et dans lequel il expose notamment les principes et les modalités d’une révolution « décroissante » :

http://www.journaldumauss.net/?Le-pari-de-la-decroissance

 

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Les dix points d’un programme décroissant selon S. Latouche:

1) Retrouver une empreinte écologique soutenable.

2) Réduire le transport en internalisant les coûts par des écotaxes appropriées.

3) Relocaliser les activités.

4) Restaurer l’agriculture paysanne.

5) Réaffecter les gains de productivité en réduction du temps de travail et en création d’emploi.

6) Relancer la « production » de biens relationnels.

7) Réduire le gaspillage d’énergie d’un facteur 4.

8) Restreindre fortement l’espace publicitaire.

9) Réorienter la recherche technoscientifique.

10) Se réapproprier l’argent.

 

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« Celui qui croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. » Kenneth Boulding (1910-1993), président de l’American Economic Association.

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