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L’autonomie, ou rien

vivre la commune (2)Notre révolte déferle, désormais. Notre désir de vivre, notre passion de vivre, notre énergie érotique, celle d’Eros comme pulsion de vie, réprimée durant des années, contenue dans une impuissance politique et une politique de l’impuissance, ne peut désormais plus être endiguée. On nous croyait mort, on nous voulait mort, nous voici debout. On voulait restreindre notre puissance d’agir aux mornes journées électorales de la République, voilà que nous l’occupons chaque nuit, comme place de la Commune, comme point de départ vers de multiples insurrections. Ce sont des milliers de vies qui se lèvent, chaque nuit, jusqu’au bout de la nuit, jusqu’au bout de toutes les nuits.

Nous sommes en train de vivre autre chose que nos survies misérables, de vivre, tout simplement. Nous sommes en train de construire, de nous construire, de nous auto-organiser, de nous insurger. Mais alors qu’un processus d’auto-organisation du quotidien des places semble pouvoir émerger, voilà qu’on nous propose encore de canalyser et de manipuler notre révolte de vivre au profit d’une politique « alternative » de l’impuissance, de transformer un torrent de vie en un canal administré « alternatif », de transformer une autonomie quotidienne des vivants en une machine électorale de conquête de l’administration des choses mortes, de l’économie. Notre pouvoir de vivre, de nous révolter et de nous auto-organiser quotidiennement, confisqué au profit d’une autre machine électorale qui, comme Syriza, ne pourra qu’administrer « alternativement » l’austérité capitaliste après confiscation des puissances d’agir d’un mouvement d’occupation de places. Et ce, au profit d’une « 6ème République » soi-disant sociale, République qui n’a rien donné 5 fois sinon être érigée sur des cadavres, avec des Constitutions aux grands principes mystifiants, organisant une réalité étatico-capitaliste ; une politique « alternative » offrant au choix une sous-vie de 800 euros, un autre Syriza ou une URSS social-démocrate. Nous n’irons pas marcher sur des clous électoraux comme le fakir nous y invite.

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Nos puissances de vivre et d’agir, veulent créer autre chose qu’une machine électorale, qu’un autre Syriza, qu’une autre République, qu’un autre RSA, qu’une autre URSS. Notre auto-organisation quotidienne, ses libérations de parole, ses joies, son effervescence, tout cela n’est pas destiné à une récupération politicienne n’ayant d’autre optique qu’une « autre » politique économique, qu’une autre misère, qu’une autre austérité, ou – au mieux – qu’un autre capitalisme. Les machines électorales s’emplissent toujours au fur et à mesure que nos places se désemplissent, en Espagne comme ailleurs. Notre autonomie est un début de quelque chose de grand, celui d’une vie collective libérée des misères et des servitudes économiques, libérée des soumissions politiques, libérée d’une organisation de nos vies par des puissances étrangères – l’économie et la politique.

Notre passion de vivre ne tient pas dans vos urnes ! Qu’est-ce que vous voulez que cela nous fasse votre politique, votre nécessité, vos pauvres histoires électorales et économiques ?

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Misère de la politique

L’enfer de la politique et de l’économie n’existera plus dans l’avenir, d’ailleurs il n’a pas toujours existé. Les sociétés précapitalistes n’avaient ni « économie » ni « politique » au sens actuel puisqu’elles n’étaient pas des systèmes, des systèmes totalitaires, celui de l’État et sa Raison et celui du Marché et ses lois, et n’avaient donc pas de sous-systèmes « politiques » et « économiques » – quoiqu’elles obéissaient à des dominants et des religions. Il n’y a que lorsqu’un Marché unifié (unification douanière, commerciale, productive), hors-de-contrôle (avec ses crises systémiques, ses poussées impérialistes, ses modernisations forcées), totalitaire (avec son expansion mondiale et sa pénétration de l’ensemble de nos relations sociales, de nos activités, de nos subjectivités) émerge qu’advient l’économie comme sous-système des structures capitalistes de travail, de marchandise, d’argent et de valeur. De même, ce n’est que lorsqu’émerge parallèlement l’État (fin des seigneuries, des cités, des provinces) unifié (pouvoir centralisé, d’en haut), hors-de-contrôle (sa fameuse « raison d’État » et sa bureaucratie), totalitaire (pénétration de l’ensemble de relations sociales et définition de notre identité), que la politique fait son entrée fracassante dans l’histoire. La politique en tant que sous-système capitaliste naît en initiant une guerre européenne de 28 ans causant des millions de morts, en massacrant des milliers de sans-culottes radicaux – dont certains voulaient créer une société de communes – et de gens ordinaires, en établissant un Droit bourgeois, patriarcal, raciste, en lançant une industrialisation broyeuse de vies.

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La forme structurée du système politique, l’aboutissement inéluctable de toute structure politique (même « démocratique »), c’est l’État, cette mégamachine centralisée, hiérarchique, bureaucratique, hétéronome, despotique, répressive [et d’extorsion fiscale]. Puisqu’il doit se financer pour persévérer dans son être État, il a d’abord voulu (alors qu’il n’était qu’une monarchie) créer l’économie au moyen de réformes d’ampleurs (expropriations, concentrations foncières, libéralisation totale du commerce), pour financer une machine de guerre extrêmement coûteuse, et a accompli une partie des déstructurations nécessaires au développement de l’économie. Mais ce n’est qu’avec l’État moderne de 1789-1814 et ses bouleversements d’ampleur qu’émerge finalement l’économie et son corollaire, la politique, qui est d’abord politique économique et, réciproquement, économie politique, signe de leur alliance indéfectible.

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Il n’y a pas de « politique », de système politique en-dehors de l’organisation du quotidien au sein des sociétés précapitalistes. Les sociétés gréco-romaines étaient  politiques, au sens antique de structuration sociale autour d’une polis (cité), mais étaient complètement politiques, sans qu’il s’agisse d’un système séparé comme aujourd’hui. Les autres sociétés étaient étrangères à cette catégorie de « politique » puisqu’elles n’étaient pas fondées autour d’une polis (cité) et ne connaissaient pas de séparation entre « politique », « économie » et « religion », catégories spécifiquement modernes. La politique, au sens moderne, désigne essentiellement un des deux sous-systèmes du capitalisme¸ où elle est distincte mais tendanciellement subordonnée à son jumeau, l’économie. Le capitalisme est, ainsi, une totalité duale, avec des structures économiques (travail, valeur, marchandise, argent) d’un côté et des catégories nécessaires au fonctionnement et à une reproduction dynamique du capitalisme (droit, justice, police, armée, gouvernement) de l’autre.

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La politique n’est pas qu’un gouvernement de l’économie, elle est également celui des homo oeconomicus, qu’elle réprime lorsqu’ils ne se contentent pas du cauchemar réalisé de l’économie et de l’État. Lorsqu’elle n’en impose plus par ses seules mystifications idéologiques, elle éradique. L’histoire de la politique, de l’État, comme celle du capitalisme, est écrite en lettres de sang et de feu, celles de la Terreur, des dictatures de modernisation forcées et des guerres napoléoniennes, des « semaines sanglantes » de 1848 et de 1871, des politiques d’industrialisation aussi destructrices qu’asservissantes, de l’élimination économique organisée des paysans et des artisans, de l’expansion coloniale-impériale génocidaire, quasi-esclavagiste, raciste, d’une guerre nationaliste intercapitaliste faisant des millions de morts, d’une transformation des ouvriers en robots du fordo-taylorisme, d’une politique pro-fasciste puis collaborationniste, d’une politique réformiste anti-révolutionnaire (désarmement des Partisans) en 1944-45, des guerres coloniales sanglantes, d’un pilotage d’une modernisation économique faite de travail usinier, d’industrie et de bombes nucléaires, de bétonnage, de Spectacle, de consumérisme et de répression de Mai 68, et enfin une politique de crise, néolibérale, répressive, dégradante, ses infâmes emplois de « services », son chômage technologique et ses mystifications idéologiques.

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Pas d’économie, donc pas de politique, puisqu’elle est essentiellement politique économique en même temps qu’en complète dépendance financière vis-à-vis d’elle, puisqu’elle n’est qu’un garant de l’économie, ses contrats et ses propriétés, puisqu’elle n’est qu’un agent de fluidification, de gestion et de protection de l’économie avec ses infrastructures nationales, ses politiques macroéconomiques, son armée. Nous n’en voulons plus, de la politique comme bras armé de l’économie, comme autre face d’une même pièce capitaliste.

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Crise de la politique, politique de crise

La politique est en crise, achevons-la ! La crise structurelle du capitalisme depuis 40 ans entraîne un recentrement de l’État vers ses fonctions de gouvernement de crise de l’économie en crise et de répression militaro-policière, dévoilant de nouveau son vrai visage, celui de ses origines, qu’il avait masqué au cours des soi-disantes Trente Glorieuses et auquel s’accroche désespérément l’altercapitalisme ambiant. Il n’y a plus de croissance, donc plus de droits sociaux, peut-il proclamer tranquillement. Le mensonge n’est pas celui, superficiel, qu’il n’y a plus d’argent, mais celui, fondamental, qu’il faut s’en remettre au dieu économie une fois de plus – et être offerts en sacrifice.

Dans une situation économique de crise, on voit l’État se délester progressivement de ses fonctions « sociales » pour se recentrer sur l’essentiel : relancer l’économie, et gérer ses conséquences socialement désastreuses au travers des activités de police et de gestion des masses inutiles pour l’économie. Réforme, réforme, réforme, c’est partout pareil, éternel retour du même et du pire. Il faut relancer la croissance, voilà l’idée fixe de ce monde où l’on marche sur la tête tout en se persuadant que c’est la seule façon de marcher. Mais quand l’air devient proprement irrespirable, que l’on se rend compte qu’on ne relancera jamais rien, alors c’est l’État sécuritaire, militaro-policier, répressif, cet État resserré autour de ses fonctions « minimales » de maintien de l’ordre capitaliste, qui s’impose, révélant ce qu’il a toujours été, un monstre froid, une monstrueuse organisation bureaucratique et militaire, un Léviathan. L’État-Providence, l’État « de droit » se démasque en État de punition divine des infidèles de l’économie, en État d’exception.

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Nous sommes aujourd’hui dans une société de travail sans travail, dans une société de croissance sans croissance, et la crise qui en découle n’est pas une simple crise de l’économie, c’est une crise totale. Face à cette situation, si sortir de l’économie est une nécessité évidente, celle de sortir de la politique l’est moins pour beaucoup d’organisations ou d’intellectuels « de gauche » qui s’accrochent désespérément à cette vision mythifiée de la politique et de l’État, comprenant ceux-ci comme des faits transhistoriques, nécessaires aux sociétés humaines et, comble de l’ethnocentrisme, universels, alors même qu’il s’agit de structures spécifiquement capitalistes. Lutter contre le travail et son monde ne peut être une lutte pour prendre les reines du pouvoir politique, ce ne peut être qu’une lutte antipolitique.

Une autre politique pour une autre économie, voilà l’éternel refrain toujours démenti de l’altercapitalisme. La politique alternative promettait autrefois d’attribuer une partie du gâteau grossissant de l’économie aux prolétaires, elle leur promet désormais un peu plus de miettes d’un gâteau décroissant. La politique « alternative » ne peut rien, n’y peut rien, elle dépend de l’économie, elle est au service de l’économie. Élisez un gouvernement altermondialiste, maoïste, citoyenniste, friotiste, anarchiste, trotskyste, stalinien, mélenchonniste, qu’importe, il n’y pourra rien. Sans sortir de l’économie, il faut obéir à ses lois et à sa crise. Sans sortir de la politique, il faut être un gouvernement de crise de l’économie en crise, c’est-à-dire un nouveau Syriza. Et l’échec de ces alter-gouvernements, s’il n’est pas sanctionné par une insurrection, débouchera sur un gouvernement technocratique ou une dictature militaro-nationaliste d’extrême-droite.

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Syriza a choisi de ne pas trahir l’économie, sa raison d’être politique, de gouverner l’économie. Syriza, comme l’ensemble des partis altercapitalistes et/ou citoyennistes accédant au pouvoir, est l’arme secrète du capitalisme contre l’insurrection de ceux qui n’en peuvent plus, qui n’en veulent plus. Podemos, avec son programme social-démocrate de crise – « travaille » jusqu’à 65 ans, un RSA, un SMIC de 950 euros – qu’il ne réalisera même pas, est en phase de devenir un nouveau joker du capitalisme.

Le PCF avait choisi de ne pas trahir l’économie en 1968, il a donc choisi de trahir les insoumis. La CGT avait choisi de ne pas trahir l’économie en 1998, elle a donc choisi de trahir les révoltés. Il y aura d’autres trahisons, cette fois. Du citoyen-citoyenniste, peut-être ? Le citoyen, c’est l’esclave de l’État et de l’économie. Le citoyennisme est une cristallisation idéologique de cette servitude volontaire qu’il s’agit justement d’abolir.

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Cessons de faire du salariat, du travail-marchandise, de la valeur, des marchandises, de l’argent, de l’entreprise, du Marché, du Parti et de l’État des « horizons indépassables » (alors qu’ils existent depuis quelques siècles au plus), des voies « émancipatrices » (alors qu’ils nous ont enchaîné depuis lors) et des institutions « révolutionnaires » (alors qu’ils brisent violemment nos révoltes). Voulons-nous vraiment, comme d’aucuns nous le proposent, retourner travailler pour 1500 euros dévalués mensuels dans les mêmes entreprises, pour produire encore les mêmes marchandises, le même argent et au final perpétuer ce même monde invivable ? Est-ce que nous désirons encore cette misère existentielle, être organisés, dominés, administrés par une bureaucratie d’État qui, comme n’importe quelle bureaucratie, finira corrompue, despotique, mortifère ? Pourquoi s’obstiner à vouloir tout changer pour que rien ne change ?

Nous ne voulons pas d’une République sociale-iste, ni d’un salariat universel, ni d’un capitalisme d’État, ni même d’une auto-exploitation gérée collectivement ; nous voulons une auto-organisation de nos vies et pour celles-ci, donc libérées de l’État et sa bureaucratie au profit d’une organisation autonome de notre monde. Une vie libérée de l’argent au profit d’une répartition de nos œuvres selon nos volontés et nos besoins, et des marchandises au profit de ce que nous voulons créer, faire, construire, et du travail au profit d’une vie s’épanouissant dans une diversité non-finie du faire.

Mettons ensemble nos puissances d’agir non au service de l’entreprise, libérale, étatique ou « auto-gérée », et leurs passions morbides, mais au service de notre désir de vivre lui-même.

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ingouvernablesDestitution de la politique

Auto-organisons nous, en-dehors des combines politiciennes et de leur misère érotique, pour construire ensemble une puissance d’agir collective grandissante, capable de s’accroître numériquement et en volonté de vivre, de s’attaquer aux puissances de répression et de domination politico-économiques et, une fois devenue forte, de vaincre éventuellement celles-ci et d’accomplir enfin cette volonté de vivre. L’accomplir en construisant une société de communes auto-organisées, comme en Aragon révolutionnaire en 1936, sans politique séparée, dominante, bureaucratique, sans économie despotique, injuste, mortifère, où nos puissances d’agir et nos passions de vivre s’épanouiront personnellement comme collectivement dans une multiplicité d’activités. Nous serons définitivement debout, ces nuits-là, et notre nuit durable, si brillante et si vivante, aura enfin mis fin au désert existentiel du capitalisme et son soleil de plomb étatique nous écrasant chaque jour.

La commune est en même temps une négation de la politique comme système séparé, hiérarchique, bureaucratique, autoritaire, et une réalisation de la politique, dissoute dans une auto-organisation quotidienne, horizontale, autonome. Auto-organisons nous, occupons tout, refusons d’être asservi-e-s aux machines électorales des « gauches alternatives » qui mériteraient aussi des droites avec leur misère érotique, et continuons ici comme ailleurs mais maintenant d’agrandir dans l’auto-organisation notre puissance d’agir. Ne refaisons pas « Mai 68 » : faisons mieux, beaucoup mieux.

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Nous ne voulons abolir la politique que pour la réaliser. Nous voulons abolir celle-ci comme sphère séparée de la vie quotidienne, comme isoloir confirmant l’ordre capitaliste, et donc réaliser celle-ci dans la vie quotidienne sous forme de l’auto-organisation collective de nos vies. Les situationnistes ne voulaient pas abolir l’art, ils voulaient abolir celui-ci comme sphère séparée de la vie quotidienne, comme musée confirmant l’ordre capitaliste, et donc réaliser celui-ci dans la vie quotidienne sous forme d’une vie esthétique, d’une praxis épanouissante.

Se battre pour orchestrer la musique d’un monde en prenant une place depuis laquelle on ne pourra faire changer ni le rythme, ni la nature des sons, ni les instruments des musiciens ne nous intéresse plus. C’est changer radicalement de partition que nous désirons. Inventer une musique qui soit faite d’autre chose que de l’organisation machinale, aveugle, déshumanisante de nos existences.

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Ce qui est à l’œuvre dans cette destitution continue et progressive de l’Etat, du capitalisme et de tout ce qui fait monde avec eux, au-delà d’une simple négation (comment ne pas nier vivement un monde qui nie la vie ?) c’est un non positif qui, en rejetant un certain monde,  actualise en même temps une positivité auto-instituante de nouvelles pratiques et modes de subjectivation, d’où le « non » tire toute sa force. Un non qui affirme.

Il n’y a là aucun paradoxe. Notre puissance destituante, ainsi comprise, ne vise ni la ré-institution revue et corrigée d’une nouvelle version du pouvoir d’Etat,  ni une simple dés-implication : elle ouvre un univers de possibilités, un univers de pratiques et de pensées. Notre destitution est puissance, elle n’est pas pouvoir. Puissance antipolitique, en ce qu’elle fait voler en éclats les frontières infranchissables qui séparent la vie du travail, la vie du loisir, la vie des décisions qui la concernent, sans se cristalliser dans des instances figées qui bientôt s’en séparent et s’autonomisent. Elle laisse surgir au sein de l’insurrection destituante un désir d’imaginer d’autres formes de cohésion sociales qui seraient en même temps d’autres formes d’activité, d’autre formes de circulation des biens, d’autres formes d’organisation collective, créant ainsi une nouvelle forme de synthèse sociale où travail, salaire, argent, temps de travail, consommation, production, élections, vote, parti, n’iront plus de soi.

Il nous faut persévérer dans la reproduction autre de nos vies jusqu’à ce que l’économie, fatiguée de nos auto-organisations et de nos désertions collectives, ne trouve plus de substrat sur lequel fleurir. Notre non doit être soutenu par une dynamique de création, par l’affirmation d’un autre-faire. Il doit s’ouvrir sur une diversité non-finie d’activités destinées à répondre de manière non capitaliste à la diversité de nos besoins. Il nous faut traduire en actes une conception non spécialisée, non séparée, non réifiée, non définitivement instituée mais toujours instituante et destituable de l’organisation collective de la vie et de l’activité.

L’autonomie est la forme d’anti-gouvernement qui permet à la fois le surgissement révolutionnaire anti-vertical et l’inscription horizontale d’une forme de vie commune qui dure, car elle combine un caractère négatif (se soustraire à l’imposition) et un caractère positif (affirmer ses propres règles). Il nous faut renoncer à une conception du politique fondée sur la puissance d’entités abstraites et unifiantes (l’État comme expression de l’universel) pour inventer des formes politiques partant de la capacité de faire et de créer de chacun, ancrées dans la multiplicité concrète des espaces et des moments. Et redonner au politique ses propriétés originaires : un temps, un lieu, des êtres, une vie qui se fait et se défait.

Notre destitution est donc pouvoir de et non  pouvoir sur. Elle fait surgir au sein de notre moment insurrectionnel qui défait, qui brise le continuum historique de la temporalité capitaliste, un facteur instituant qui n’est pas une fin. Car notre antipolitique réside dans le dépassement de la distinction entre éthique et politique : abandonnons la distinction machiavélienne entre la fin et les moyens, celle là même qui est reprise par Lénine dans sa conception du politique et de la révolution. Le monde que nous voulons créer brise la séparation instrumentale entre la fin et les moyens. Il n’y a aucune fin politique dans ce geste, aucune visée de ré-institution, d’une nouvelle distribution des organes d’exercice du pouvoir, même réformés, même démocratisés, même réappropriés, mêmes égalisés. Ce qu’institue le geste insurrectionnel, c’est l’ouverture d’une brèche.

Ne craignons ni le refus catégorique de ce monde, ni l’affirmation fiévreuse d’une vie autre.

Ne craignons ni de détruire, corps et âme, le monde qui nous détruit.

Ni de construire, cœurs et âme, celui que nous ferons fleurir.

Comité érotique révolutionnaire

Source : http://www.palim-psao.fr/2016/04/l-autonomie-ou-rien-par-le-comite-erotique-revolutionnaire.html

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Les rebelles zapatistes et la construction de l’autonomie

ZapatistesEn 2014, nous avons célébré les vingt ans de l’insurrection zapatiste, laquelle, le 1er décembre 1994, avait stupéfait le monde entier. Deux décennies plus tard, les hommes et les femmes zapatistes sont toujours là et leur rébellion, devenue révolution, construit et défend au quotidien, contre vents et marées -répressifs, un projet de société révolutionnaire qui, en de nombreux points, rappelle ce que prônent les anarchistes depuis plus d’un siècle, à savoir une organisation sociale sans État et un système économique communiste – au sens premier, et noble, du terme. Petit focus sur ce territoire maya en rébellion…

Un peu d’histoire

L’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) est créée le 17 novembre 1983 dans la forêt Lacandone, au Chiapas, dans le sud-est du Mexique. Rattachée aux Forces de libération nationale (FLN), il s’agit alors d’une organisation marxiste-léniniste de type guévariste qui cherche à établir sur le territoire des foyers de guérilleros – des focos – pour être en mesure, le moment venu, de soutenir militairement le soulèvement des masses paysannes et prolétariennes du Mexique. Dès 1985 cependant, suite aux premiers contacts avec des communautés indigènes du Chiapas, l’EZLN commence à remettre en cause sa grille de lecture et ses pratiques marxistes-léninistes, en découvrant d’autres façons de voir le monde et de s’organiser socialement. En fréquentant les communautés indigènes, les guérilleros constatent et expérimentent des sociétés qui s’organisent sans État, autour d’assemblées régulières et souveraines qui pratiquent une forme de démocratie directe « traditionnelle » (laquelle reste toutefois à relativiser, nombre de ces communautés excluant alors les femmes et les enfants des assemblées). La remise en cause est réelle, mais il faudra du temps à ces premiers zapatistes pour vraiment consommer la rupture avec le marxisme-léninisme fondateur. Toujours est-il que, comme le disait le sous-commandant insurgé Marcos, dès ces premiers contacts, l’EZLN se dissout dans les communautés et cesse de se considérer comme l’élément extérieur venu conscientiser les peuples indigènes. La démarche avant-gardiste est donc marginalisée et quand il s’agira d’organiser l’insurrection du 1er janvier 1994, toutes les communautés zapatistes seront consultées pour donner leur avis sur la question.

En moins de dix ans, l’EZLN parvient à organiser plusieurs centaines de communautés, incarnant les espoirs de milliers de paysans indigènes que la suppression de l’article 27 de la Constitution mexicaine [note 1] en 1992 menace d’appauvrir encore davantage. Le 1er janvier 1994, alors que le Mexique s’apprête à signer un accord de libre-échange avec les États-Unis, les zapatistes se soulèvent massivement et s’emparent, armes à la main, de quatre villes du Chiapas, dont San Cristóbal de Las Casas, la « capitale » culturelle (mais pas politique) de l’État. Le lendemain, le 2 janvier, après ces prises essentiellement symboliques, ces nouveaux zapatistes amorcent leur repli dans les montagnes, talonnés par une armée fédérale qui, particulièrement cruelle, fera plusieurs centaines de morts dans les rangs de l’EZLN.

En février 1994, les négociations dites de la cathédrale confirment le cessez-le-feu, mais n’aboutissent à rien d’autre et, l’année suivante, en 1995, l’armée fédérale tentera même, en vain, d’écraser la rébellion. Malgré cela, en 1996, les zapatistes décident de redonner ses chances à la voie institutionnelle et participent aux désormais fameux accords de San Andrés. Ceux-ci, signés par une délégation zapatiste et les autorités mexicaines, reconnaissent aux peuples indigènes le droit à l’autogestion et offrent un certain nombre de garanties à l’exercice de leur autonomie et au respect de leur identité culturelle. Mais, hypocrite et menteur, le gouvernement fédéral empêche la réforme constitutionnelle nécessaire à l’application de ces accords. Pis, non seulement les accords restent lettre morte, mais les autorités mexicaines accentuent également la stratégie dite de contre-insurrection, laquelle consiste à encercler militairement les zones zapatistes et à soutenir et financer des groupes paramilitaires privés pour semer la terreur et réprimer dans la violence la rébellion.

Abandonnant le recours aux armes – pour respecter les volontés de la société civile mexicaine qui, globalement favorable à l’EZLN, s’était néanmoins mobilisée massivement contre la guerre – et les voies institutionnelles – qui ont su faire preuve de leur parfaite inutilité –, les zapatistes décident donc d’appliquer eux-mêmes, sans rien demander à l’État, les accords de San Andrés. Loin de toute logique de conquête du pouvoir politique, ces rebelles aux discours et aux pratiques de plus en plus « libertaires » entreprennent alors de construire, au sein des territoires qu’ils ont libérés au Chiapas, une société authentiquement révolutionnaire qu’ils appellent « autonomie ». Une dynamique qui, d’une certaine façon, était déjà enclenchée, l’EZLN ayant proclamé dès janvier 1994 la création d’une trentaine de communes autonomes rebelles zapatistes, sur la base des officielles ou à partir de regroupements strictement affinitaires.

L’autonomie politique

En vingt ans de lutte et de résistance, et à travers des tâtonnements et des expérimentations pas toujours concluantes, les zapatistes sont parvenus à construire une société en rupture avec le capitalisme et l’État, et ce sur un territoire assez vaste mais pas du tout homogène et malgré les harcèlements récurrents des groupes paramilitaires et la militarisation de la région.

Aujourd’hui, leur autonomie politique s’organise autour de ce qu’ils appellent « trois niveaux de bon gouvernement », qui sont trois échelles, à la fois géographiques et politiques, à travers lesquelles se discutent, se décident et s’exécutent les décisions. Le premier niveau, le plus important, est celui de la communauté, la base de la société zapatiste ; le deuxième est celui de la commune, qui regroupe plusieurs communautés ; le troisième celui du caracol, où siège le conseil de bon gouvernement, qui regroupe les communes d’une même zone. Il y a en tout cinq zones dans le territoire zapatiste, donc cinq caracoles. Chaque niveau de bon gouvernement dispose de ses autorités, lesquelles sont élues en assemblée (communautaire, communale ou de zone [note 2] ) pour des tâches bien précises. Non rémunérées, ces autorités sont aussi révocables à tout moment et régulièrement soumises au contrôle des assemblées. Les décisions, quant à elles, se prennent également lors des assemblées et, lorsqu’elles émanent du conseil de bon gouvernement, elles ne peuvent être prises et exécutées sans être préalablement redescendues, pour consultation et amendement, aux niveaux inférieurs (communes, puis communautés) qui donnent ou non leur accord. Un ascenseur permanent fonctionne donc entre les différents niveaux de bon gouvernement, permettant ainsi une consultation systématique de la base avant l’adoption et l’exécution de toute décision. La « vie politique » se fait donc sur le temps long en territoire zapatiste, mais cette lenteur est pour eux, et à juste titre me semble-t-il, la garantie du respect des volontés de la base et de l’absence de rupture entre « gouvernés » et « gouvernants ». À noter que, contrairement à ce qui prédomine dans beaucoup d’autres communautés indigènes, les assemblées zapatistes sont ouvertes aux enfants et aux femmes, lesquelles peuvent aussi prendre des « charges », à quelque niveau que ce soit. En cela, un gros travail a été fourni par les femmes de l’EZLN, qui ont dû – et doivent toujours dans certains cas – affronter plusieurs siècles de culture patriarcale et de domination coloniale.

Le zapatisme comme révolution sociale

En vingt ans, les zapatistes ne se sont pas contentés de transformer la façon de s’organiser pour prendre et exécuter les décisions, ils ont aussi embrassé d’autres questions primordiales, et notamment celles, sociales, de l’éducation, de la santé et, bien sûr, de l’économie.

Fruits d’une mobilisation permanente considérable, les systèmes de santé et d’éducation autonomes sont aujourd’hui bien aboutis. Et le résultat est assez impressionnant quand on réalise à quel point l’État du Chiapas avait délaissé ces deux secteurs, laissant les communautés indigènes sans réel accès aux hôpitaux et aux écoles. Aujourd’hui, chaque zone du territoire zapatiste dispose d’une clinique centrale (avec plusieurs services médicaux : généraliste, optique, gynécologique, dentaires, analyses médicales, laboratoire de prothèses), chaque commune d’une micro-clinique, et la plupart des communautés d’une « maison de santé ». Élaborée avec le soutien financier et professionnel de plusieurs dizaines de médecins, infirmiers, aides-soignants des sociétés civiles nationale et internationale, cette santé autonome est aussi ouverte aux indigènes non zapatistes qui, dans la région, font toujours face aux carences de l’État en la matière. Au niveau éducatif, il en va de même et, désormais, chaque zone zapatiste dispose d’une école secondaire (cursus de trois ans) et toutes les communautés possèdent une école primaire (ou bien sont rattachées à une communauté accessible en disposant d’une). Les savoirs sont élaborés collectivement, en assemblée, et chaque niveau de bon gouvernement dispose d’un comité d’éducation qui permet de faire le lien et de résoudre les problèmes liés à d’éventuelles inégalités d’accès. Gratuite et accessible aux filles, cette éducation n’a rien d’indigéniste et, loin d’enseigner seulement l’histoire et la culture indigènes, elle ouvre les communautés sur le reste du monde, favorisant l’enseignement de l’espagnol (sans pour autant oublier les langues mayas) et sortant l’histoire du seul cadre chiapanèque. On est loin, là encore, de ce que peuvent porter, en la matière, bien des mouvements de libération nationale qui, du fait des oppressions qu’ils subissent, en viennent à se replier sur eux-mêmes, sur leur identité et leur territoire.

Les zapatistes étant des paysans depuis des décennies [note 3] , la terre est, tout naturellement, au cœur de leur « économie ». Il existe deux façons de travailler et de posséder la terre en territoire autonome, et ce toujours selon le principe : la terre appartient à ceux qui la travaillent. Deux systèmes cohabitent donc : une possession individuelle basée sur une répartition égalitaire des parcelles de terre (desquelles les familles tirent leur propre subsistance) et une possession collective. Cette dernière est au cœur de ce que les zapatistes appellent « travaux collectifs » et qui ne sont rien moins que du collectivisme, puisqu’il s’agit simplement de travailler sur des terres appartenant à l’ensemble d’une communauté, voire d’une commune. Les fruits de ces travaux collectifs peuvent avoir plusieurs destinations sociales : subvenir aux besoins alimentaires des autorités dont la charge (ou « mandat ») nécessite un travail à temps plein qui les empêche de cultiver leurs terres ; subvenir aux besoins alimentaires des familles dont le père – qui, généralement, est celui qui travaille la terre – est décédé (c’est notamment le cas des familles des miliciens et insurgés morts au combat) ; subvenir aux besoins alimentaires de toute une communauté, quand celle-ci est installée sur une terre récupérée (terrain qui appartenait à l’État ou à un propriétaire privé qui ne l’exploitait pas et que les zapatistes ont récupéré pour, eux, le travailler – agriculture ou élevage). Au travail de la terre s’ajoutent aussi l’artisanat et le travail domestique, qu’il ne faudrait pas oublier – d’autant qu’il est ici particulièrement lourd (les tâches ménagères et parentales se conjuguant avec, entre autres, la coupe du bois et le petit élevage – poulets, cochons).

Aujourd’hui, la construction de l’autonomie a permis de sensiblement améliorer le niveau de vie des communautés membres de l’EZLN. Mais, comme les zapatistes aiment à le répéter, rien n’est encore gagné, rien n’est encore pleinement atteint, d’autant que l’autonomie en elle-même réside avant tout dans le chemin qui tend vers elle. En outre, l’EZLN a tout à fait conscience des limites rencontrées par un projet de société qui s’élabore et s’expérimente au sein d’un monde capitaliste duquel il ne peut, de fait, être totalement coupé. En cela, les zapatistes, comme nous d’ailleurs, ne se font pas d’illusion : on ne peut concevoir une société réellement émancipée, réellement autonome, sans s’être au préalable débarrassé du capitalisme et des États, dont les principes, les valeurs et les logiques sont aux antipodes de ceux portés par le projet émancipateur. C’est pourquoi les zapatistes ne se replient pas sur leurs territoires et refusent toute logique autarcique. Loin de prôner l’ »entre-nous », ils impulsent des initiatives nationales et internationales pour créer du lien avec les autres luttes populaires et anticapitalistes, pour faire dialoguer les « dignes rages » et construire un mouvement global. Dans cette logique, les territoires zapatistes s’ouvrent régulièrement au reste du monde et accueillent, fraternellement, des milliers de militants venus d’autres États mexicains et d’autres pays. Pour nous, activistes militants d’ailleurs, il est certes important de participer à ces rencontres et à ces moments de construction collective transnationale, mais il est avant tout primordial de s’investir au sein des luttes sociales qu’exigent nos propres réalités. Le meilleur moyen de soutenir les zapatistes a toujours été de se révolter sous nos propres latitudes contre la domination capitaliste et étatiste.

Par Guillaume Goutte
Groupe Salvador-Seguí de la Fédération anarchiste

Source : http://monde-libertaire.net/?article=LES_REBELLES_ZAPATISTES

Notes :

1 Cet article, élément phare de la réforme agraire issue de la révolution de 1910, rendait impossible la vente des ejidos, des terres appartenant à l’Etat mais dont les communautés indigènes avaient l’usufruit collectif. En le supprimant, les autorités mexicaines ouvrent la porte à une énième privatisation massive des terres communautaires.

2 Les assemblées communautaires regroupent tous les membres d’une communauté ; les assemblées communales regroupent les élus des communes ; les assemblées de zone, les plus grandes, regroupent tous les élus des communautés, des communes et du conseil de bon gouvernement d’une même zone.

3 Certains, avant le soulèvement de 1994, n’ont cependant pas échappé à leur prolétarisation, et ont dû partir dans d’autres Etats faire des petits boulots pour ramener de l’argent dans leur foyer.

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arton4341« Ne vous sentez pas seuls et isolés » – L’appel lancé par le sous-commandant Marcos à l’Europe, en 1995 :

Frères,

Au nom de tous les hommes, femmes, enfants et anciens de l’Armée zapatiste de libération nationale, je vous salue et vous exprime notre désir que les résultats de cette rencontre soient bons.

Nous savons désormais que nous avons des frères et des sœurs d’autres pays et d’autres continents.

Nous sommes frères devant un ordre mondial qui détruit nations et cultures. Le grand criminel international, l’argent, porte aujourd’hui un nom qui reflète l’incapacité du pouvoir à créer de nouvelles choses. Nous subissons aujourd’hui une nouvelle guerre mondiale. C’est une guerre contre tous les peuples, contre l’être humain, la culture et l’histoire. C’est une guerre menée par une poignée de centres financiers sans patrie ni honneur, une guerre internationale : l’argent contre l’humanité. « Néolibéralisme », c’est ainsi qu’on appelle à présent cette internationale de la terreur. Le nouvel ordre économique international a déjà amené plus de mort et de destruction que les grandes guerres mondiales. Nous sommes devenus plus pauvres et plus morts, frères.

Nous sommes frères dans l’insatisfaction, la révolte, l’envie de faire quelque chose, l’anticonformisme. L’histoire qu’écrit le pouvoir nous a appris que nous avions perdu, que le cynisme et le profit étaient des vertus, que l’honnêteté et le sacrifice étaient stupides, que l’individualisme était le nouveau dieu, que l’espérance était une monnaie dévaluée, pas cotée sur les marchés internationaux, sans pouvoir d’achat, sans espérance. Nous n’avons pas appris la leçon. Nous avons été de mauvais élèves. Nous n’avons pas cru que nous enseignait le pouvoir. Nous avons séché les cours quand on apprenait en classe le conformisme et la stupidité. Nous avons été recalés en modernité. Condisciples de rébellion, nous nous sommes trouvés et avons découverts que nous étions frères.

Nous sommes frères par l’imagination, la création, l’avenir. Dans le passé nous n’avons pas seulement vu la défaite, nous avons aussi trouvé le désir de justice et le rêve de devenir meilleurs. Nous avons laissé le scepticisme au portemanteau du grand capital et découvert que nous pouvions croire, qu’il valait la peine de croire, que nous devions croire… en nous-mêmes.

Nous avons appris que les solitudes qui s’additionnent peuvent devenir non pas une grande solitude, mais un collectif qui se trouve et qui fraternise par-delà les nationalités, les langues, les cultures, les races et les sexes.

Nous, zapatistes, sommes toujours dans les montagnes du Sud-Est mexicain, toujours assiégés, toujours poursuivis, toujours avec la mort pendue à chaque mouvement, à chaque respiration, à chaque pas. Le gouvernement est toujours dans son palais, il continue d’assiéger, de pourchasser, d’offrir la mort et la misère, il continue de mentir.

Plus d’un million de Mexicains ont manifesté lors d’un exercice démocratique sans précédent au Mexique leur adhésion à nos principales revendications. Beaucoup de frères à l’étranger les ont ratifiées. Le gouvernement reste sourd. Des dizaines de milliers d’hommes et de femmes se sont mobilisés pour appuyer la Consultation nationale pour la paix et la démocratie. Le gouvernement reste aveugle. La faim et les maladies étranglent les communautés entières. L’armée fédérale intensifie ses actions militaires et les préparatifs de l’assassinat. Les partis politiques refusent de reconnaître la citoyenneté des indigènes. Les médias se font les complices du mensonge et du silence. Le désespoir et la rancœur deviennent un patrimoine national. On nous ignore, on nous méprise, on nous oublie.

C’est une évidence, la victoire est plus proche que jamais. Nous nous préparons d’ores et déjà à former les Groupes de solidarité avec la lutte de vos pays respectifs. Soyez sûrs que nous vous soutiendrons jusqu’au bout (qui n’est pas forcément la victoire) et que nous ne vous abandonnerons pas. Ne vous laissez pas abattre par les difficultés et résistez. Vous devez continuer et savoir que, dans les montagnes du Sud-Est mexicain, il existe un cœur collectif qui est avec vous et qui vous soutient. Ne vous sentez pas seuls et isolés. Nous restons à votre écoute et ne vous oublions pas.

Voilà. Salut et n’oubliez pas que les fleurs, comme les espérances, se cultivent.

Depuis les montagnes du Sud-Est mexicain.
Sous-commandant insurgé Marcos.

Texte intitulé « Des zapatistes du Mexique aux zapatistes européens », 28 août 1995, tiré de Ya Basta !, tome 2, aux éditions Dagorno (1996).

Source : http://www.revue-ballast.fr/ne-vous-sentez-pas-seuls-et-isoles-par-le-sous-commandant-marcos/

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Toujours sur le même sujet, lire aussi l’entretien de Guillaume Goutte par Ballast : http://www.revue-ballast.fr/guillaume-goutte-la-lutte-zapatiste/

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Quelques réflexions sur le « mouvement » contre la loi Travail et les suites à lui donner

nuit debout toulouseMais qu’est-ce qui est en train de se passer ?

Quelques réflexions sur les trois dernières semaines de « mouvement » contre la loi « Travaille ! » et son monde, et des pistes pour les semaines à venir.

Voici quelques réflexions jetées rapidement sur les enseignements des trois dernières semaines de « mouvement » sur Paris et en Ile-de-France et les promesses qu’elles contient. Ce texte appelle aussi à la multiplication de textes et de moments de réflexion dans l’espace public. Ces derniers temps Paris-luttes.info a surtout joué un rôle de relai des mobilisations en cours et de compte-rendu plus ou moins détaillés des journées de lutte, mais il n’y a encore que trop peu de prises de position, trop peu de réflexion, trop peu de recontextualisation historique de ce qu’on est en train de vivre. Je me demande si cette relative absence de réflexion est liée à la polarisation sur la répression ou, pire encore, aux éternelles embrouilles des milieux « radicaux » qui neutralisent toute prise de recul et réflexion commune ? En tout cas elle regrettable. Ne nous condamnons pas à l’urgence activiste et sa frénésie d’AGs et/ou d’actions offensives. Parlons, écrivons, réfléchissons, devenons collectivement plus intelligent-e-s !

Il faut que les espaces transversaux et indépendants de d’élaboration politique se déploient et ne se referment pas sur eux-mêmes

Il semble que l’AG indépendante inter-luttes parisienne, lancée le 9 et 17 mars à Tolbiac, se soit progressivement essoufflée au cours des dernières semaines. De fait, au bout de la troisième AG inter-luttes, il y avait beaucoup moins de monde (entendre, moins de personnes des lycées, des facs etc) et surtout une tendance à se recentrer autour d’énoncés et de gestes plus « radicaux » sans vraiment les réfléchir collectivement. Voici quelques explications possibles :
–  Une absence de lieu fixe qui aurait pu consister comme point d’agrégation de toutes celles et ceux souhaitant s’organiser sans les bureaucrates. C’était l’enjeu de l’énorme répression policière le 17 mars à Tolbiac.
–  Une trop grande radicalité de certain-e-s dans les gestes posés qui empêchent une composition large, au moins au départ, et ouvrent un boulevard aux manœuvres policières des administrations et syndicats étudiants pour diviser le mouvement. Le saccage d’une des salles de Tolbiac lors de l’occupation nocturne du mardi 22 mars était donc, sur le plan stratégique, une bêtise (qui nous a sans doute empêché de tenir cet enjeu de lieu fixe). Même si celleux qui ont fait ça ont dû bien s’amuser sur le moment. Qu’on le veuille ou non c’est bien une certaine composition qui pourra faire que le mouvement va monter en puissance, pas la pose directe de gestes de saccages.
–  Un certain manque de bienveillance collective dans l’expression de la divergence de positions.

Il faut absolument comprendre que cet espace de discussion (ou ces espaces) ne doit pas être le lieu identitaire de celles et ceux qui prétendraient se prendre pour l’incarnation de l’autonomie politique (qu’on les catégorise « totos » ou qu’ils reprennent ce terme à leur compte) avec tous les jeux de posture et de purisme que cela implique, mais un espace stratégique de rencontre à partir de principes antiautoritaire et d’autonomie politique (faute, pour l’instant, d’autonomie matérielle large).

Comprendre cela est d’autant plus urgent que le principe d’autonomie politique court-circuitant les bureaucraties et logiques d’appareils se généralise de plus en plus, qu’on pense à la pétition « citoyenne » qui a lancé la manif du 9 mars, à l’appel Onbloquetout qui réunit des centaines (des milliers ?) de syndicalistes de base, et maintenant aux « assemblées citoyennes » qui se multiplient lors des occupations de places à Paris, Rennes, Toulouse et ailleurs.
Va-t-on tomber dans des assemblées autonomes qui fonctionneraient en vase clos isolées les unes des autres, toutes sans directions d’orgas (apparentes) mais avec des positions très différentes : « citoyenne » à République, « radicale » à Tolbiac ou ailleurs, ou de « syndicaliste de base » à la Bourse du Travail ? Ou parvenir à faire tenir, lorsque c’est pertinent, des moments d’élaboration collective (ou éventuellement de confrontation le cas échéant) ? Ici, comme à Notre-Dame-des-Landes ou ailleurs, la question de la composition entre différentes positions, différentes pratiques, ne peut pas être évacuée d’un revers de la main.

Tenir la rue : se rencontrer, occuper, attaquer, reprendre les espaces…

La semaine du 21 au 25 mars a été chargée en manifestations sauvages puisque ce ne sont pas moins de trois mouvements offensifs qui se sont déclenchés partout dans Paris, suite à l’AG interluttes de lundi 21 au soir, après la manif syndicale traîne-savattes du 24 mars et surtout après le rassemblement contre les violences policières devant le lycée Bergson vendredi 25 mars au matin.

Comme le dit justement un texte, ces manifestations sauvages font bien souvent peur et empêchent les gens de rejoindre ce qui est pourtant l’expression pure et sans intermédiaires de la joie rageuse de détruire ce qui nous oppresse. Le texte ne conclut pourtant pas au besoin d’inventer d’autres formes de surgissement pour dépasser la figure du casseur et la peur de beaucoup des gentes face à nos surgissements. Il nous semble pourtant que les multiples gestes carnavalesques qui se sont déployés dans différentes villes dans les derniers mois contiennent quelques promesses. Un triton ou un père noël barbu qui explose une banque tandis que des perruqué-e-s papotent avec les gentes ou écrivent sur les bâtiments gris, c’est moins récupérable que « des cagoulés infiltrés-extérieurs-qui-n’ont-rien-à-voir-avec-le-mouvement ». En tout cas, c’est moins anxiogène à voir.
Comme les tags rigolos qui redécorent les banques défoncées depuis 3 semaines et qui déplacent, ne serait-ce qu’un peu, le langage dépressif de l’anticapitalisme de base. Un « 1917-2017 on est chauds » ou encore « Il y aura toujours trop de banques pour toutes les défoncer » est tout de même bien plus engageant et intrigant qu’un pauvre, quoi que clair, « ACAB » ou « NIK L’ETAT/LE CAPITAL ». Des casseurs qui ont de l’humour, mais comment est-ce possible alors que, c’est bien connu, ils n’ont rien dans le crâne ou « ce sont des flics infiltrés » ?
Ce dont il s’agit c’est de dédramatiser la possibilité que la rue soit autre chose qu’un espace pacifié par des cordons de flics ou, ce qui revient au même, de services d’ordre de travailleurs/étudiants, un espace où de multiples pratiques peuvent coexister.

La « peur » était toutefois beaucoup moins présente lors du surgissement matinal du vendredi 25 mars où des centaines de lycéen-ne-s et soutiens ont envahi les rues de leur colère, dézingués deux commissariats et posés des gestes de « pillage gourmand » dans deux Franprix (autoréductions de bonbecs et friandises). Malgré les opérations policières-médiatiques classiques de séparation et neutralisation « des lycéens pacifiques infiltrés par quelques casseurs violents », tout le monde sait très bien, même dans quelques médias, qu’il n’en était rien. Que les lycéen-ne-s n’ont pas besoin d’être infiltrés pour être, à juste titre, incontrôlables, quand toute l’horreur de la situation le commande. Et que nous, « soutiens », en tout cas non-lycéens, n’étions pas les premiers à nous précipiter dans les Franprix pour les dépouiller ou vers les commissariats pour les fracasser pendant que les bleus s’y terraient. Voire que certain-e-s d’entre nous étaient dépassés par la tournure des évènements : comme lorsque plusieurs bouteilles ont volé contre des camions de convoi de fonds qui passaient opportunément par là, déclenchant la sonnerie d’alarme de l’engin et une marche arrière très menaçante du conducteur.
Les lycéen-ne-s, en tous cas celles et ceux qui se reconnaissent dans le sort fait à l’un des leur dans un des lycées les plus prolétaires de paris, n’ont pas besoin qu’on leur « enseigne » des gestes offensifs.

D’ailleurs la dissociation et la construction du sujet « casseur » dans l’événement du 25 mars a notoirement été plus difficile, même dans quelques médias mainstream. Ce qu’il se passe c’est la diffusion progressive d’énoncés et de pratiques offensives un peu partout. Même enseignement pour la manif’ lycéenne du 5 avril au matin.

De l’image et des affects : la répression policière emmène une partie du mouvement au-delà de ses revendications sectorielles.

La vidéo, tremblotante et mal cadrée, prise par un téléphone, a déjà été vue plus de 2 millions de fois, partagée par les facebookeurs et youtubeurs de tous poils. L’énorme uppercut du bâtard de flic qui explose le nez du lycéen de Bergson vaut toutes les démonstrations en huit points et douze parties de la violence systémique du rouleau compresseur Etat-capital, tous les pamphlets incendiaires publiés ici et ailleurs. Une leçon en deux temps, manchette balayette, pour nous apprendre à rester à notre place, surtout aux prolétaires racisé-e-s en quoi consistent surtout les lycéen-ne-s de Bergson.
Même leçon pour les quelques vidéos de la répression policière du 17 mars à Tolbiac.
Cette contagion d’affects de rage par une diffusion massive d’une vidéo mal dégrossie doit, une fois de plus, interroger le purisme radical anti-spectacle des luttes, qui refuse les images de manifs ou de répression au nom de la mise en danger par l’affichage du visage des protagonistes (ce qui est normal) ou par pur principe (car l’image c’est capitaliste, c’est le Spectacle, c’est bien connu). Une question est pourtant celle de la « contagion » des révoltes, et, désolé les grands Purs de la révolution, c’est peut-être triste à dire, cela passe maintenant beaucoup moins par des lectures collectives de textes de Bakounine que des images crues de violences policières. Même enseignement pour les « réseaux sociaux ». Et donc pour la nécessité d’une réflexion non morale sur ces questions.

C’est triste à dire mais, comme souvent, c’est bien l’expérience de la répression policière, qui s’abat de manière indiscriminée quelles que soient les pratiques de manifestation, qui permet d’ôter à la lutte son caractère nébuleux loin dans le ciel des idées et des beaux slogans. De faire rentrer dans les chairs et dans les yeux qui piquent que s’opposer à l’Etat et au capital signifie pratiquement faire face à la violence policière. De diffuser largement des pratiques et des réflexes de protection voire d’autodéfense (équipes juridiques, kits médics, équipements défensifs, etc).

C’était déjà manifeste lors de l’énorme répression de la manif du 29 novembre pendant la COP21 et ses 317 gardes à vue. Depuis début mars cela devient évident pour toute une génération politique : toute existence qui se prétend digne est potentiellement menacée et criminelle. Relever la tête, d’une manière ou d’une autre, nous expose au risque de la violence policière. La loi « travaille ! », l’état d’urgence et les mille autres dispositifs de gouvernement et de normalisation des conduites sont résumés par l’évidence que la police nous empêchera de vivre pleinement, qu’on choisisse de faire des sit-in, de gueuler des slogans, de péter des banques, ou les trois à la fois. La méga-répression qui s’est abattue sur la manif lycéenne du 5 avril au matin est un argument de plus dans cette leçon.

Faisons donc en sorte que la rhétorique nauséabonde des « casseurs-provocateurs qui entraînent et légitiment la répression policière » s’effondre une bonne fois pour toute devant la nudité crue des lycéens gazés et matraqués à Bergson et ailleurs. Manifester et tenir la rue, c’est d’entrée de jeu prendre le risque de la répression. Cette prise de conscience est sans doute un préalable pour que le tabou idéologique de l’action offensive généralisée, ou du moins de la diversité des pratiques, s’écroule à son tour.
Ce n’est d’ailleurs pas désagréable de lire, au détour de « l’article de suivi » du 31 mars par Libé, un syndicaliste concéder que « si ça ne tenait qu’à moi on mettrait le feu partout, on ferait des occupations, on irait à l’Assemblée pour tout bousiller. » Chiche, et si l’on se retrouvait sur une base autonome pour mettre en oeuvre la facile radicalité verbale ?

L’occupation ressurgit comme une évidence, mais pourquoi faire ?

Avec le mot d’ordre #Nuit debout et l’appel « Convergence des luttes » lancé depuis fin février dans la foulée des projections de Merci Patron de François Ruffin, plusieurs occupations de places se tiennent depuis le 31 mars dans différentes villes en France à l’appel de collectifs ad hoc créés pour l’occasion.
Le parallélisme a-critique avec les mouvements d’occupations de places des 5 dernières années partout dans le monde risque de saturer l’espace de cerveau disponible pour réfléchir. Il est pourtant urgent de ne pas voir l’occupation de place comme la forme politique magique façon recette de lutte miracle, à l’image du « ZAD partout » bas du front pour les territoires en lutte contre des projets de merde et le monde qui va avec.

Occuper semble être une évidence, mais pour quoi et pour faire quoi ? Voici quelques propositions.

1) Se rencontrer, faire un pas de côté, inventer d’autres formes politiques que l’éternelle manif trimballe-couillon, son service d’ordre et sa sono anesthésiante, s’organiser sans organisations sur une base transversale. Que l’élaboration politique d’un commun transversal trouve ses lieux communs, qui lui manquent cruellement : la « consistance des résistances » plutôt que la convergence de luttes sur une base catégorielle et séparée. C’est tout ce que les autorités tentent d’éviter lorsqu’elles ont réprimé les occupations éphémères de Tolbiac le 17 mars, ou lorsqu’à Toulouse les keufs interviennent pour expulser après 48h le squat de la Maison du 32 mars.

2) Bloquer la circulation des flux des marchandises matérielles et humaines dans des lieux cruciaux : que se passerait-il si, d’ici à quelques jours, les occupant-e-s de la place de la République débordaient et interrompaient durablement la circulation sur cette artère très fréquentées ? Que se passerait-il si les collectifs d’occupant-e-s emportaient leurs complicités naissantes et les logistiques pour occuper-bloquer des ports, des centres commerciaux, des raffineries, des « lieux de pouvoirs » dans les jours et semaines à venir ?

3) Pour affirmer, simplement, qu’il n’en va pas que d’une lutte sectorielle contre une énième loi de merde mais bien de la vie même, de cette vie de merde, d’isolement et de résignation qu’on nous promet. Qu’à partir de l’énorme question du travail, du salariat, de l’exploitation capitaliste, nous souhaitons nous saisir de notre condition commune d’exploité-e-s, nous parler directement pour vivre librement.

4) Pour prolonger le processus d’autonomisation matérielle déjà engagés par de multiples collectifs ou lieux de luttes depuis des dizaines d’années ou plus dans différentes villes. Que toutes les cantines autogérées, les infokiosques, les radios et médias libres, les équipes médics, la débrouille de construction, d’auto-énergie, de débrouille pour choper toutes les thunes de ce qui reste de l’Etat-providence etc, convergent pour dessiner à quoi une vie libre, autonome, au-delà du capitalisme pourrait ressembler. Il s’agit d’affirmer la positivité d’un geste d’occupation qui n’a pas la même portée pratique que la référence historique du mouvement ouvrier grèves/grève générale/réappropriation des moyens de production. Sa portée pratique est à la fois plus limitée sur le plan de la puissance matérielle, mais plus forte sur le point de vue de la remise en question radicale de la vie hors des schémas productivistes : si l’horizon de la « grève générale » ne semble plus réaliste au vu de l’atomisation du mode de production capitaliste, et si l’appel au « rêve général » sert à maintenir dans le ciel des idées ce qui doit être réapproprié pratiquement, alors l’enjeu est peut-être celui de la « grève humaine », le pas de côté existentiel par quoi une occupation tient dans le temps, par quoi un mouvement est plus qu’éphémère. Et ces multiples grèves humaines d’avec le monde de l’économie doivent pouvoir se déployer à partir du processus d’autonomisation matérielle et des stratégies de démerde générale. Plus tard, on se chargera de reprendre les usines qui restent et qui en valent la peine.

Ces occupations qui renaissent mourront d’elles-mêmes si elles n’intègrent pas l’histoire critique des mouvements d’occupations des 5 à 10 dernières années : peut-être faudra-t-il ne pas tomber dans des « AG citoyennes » reproduisant les mécanismes de la démocratie représentatives, majoritaires, procédurières, ennuyeuses, avec un large panel de commissions spécialisées neutralisant l’enthousiasme ? Peut-être faudra-t-il réfléchir à assumer la diversité de positions et de pratiques et ne pas tomber dans la dissociation ou la volonté d’absolument contrôler toute la communication, ce qui recréerait des porte-paroles, même horizontaux ? Peut-être faudrait-il ne pas considérer les futurs lieux d’occupation comme le centre politique du mouvement, son alpha et son oméga, mais comme un point de départ offensif vers d’autres cibles : pour éviter des expulsions de sans-pap’s, pour aller mettre la pression sur les capitalistes, pour ouvrir des squats, bref pour se réapproprier nos vies et nos villes !

Enfin, il va de soi que si la finalité de ces occupations est de « construire un projet politique ambitieux, progressiste et émancipateur » (texte d’appel à la Nuit Debout du collectif « Convergence des luttes »), c’est-à-dire de servir de chair à récupération politicienne sur la base de ce qu’on été Syriza et Podemos sur les insurrections-occupations grecques et espagnoles, tout tombera à plat. Mais ce n’est pas parce que des apprentis politiciens se tiennent en embuscade dans les « collectifs citoyens » qui ont appelé à ces occupations qu’il faut d’entrée de jeu les disqualifier : les espaces sont ouverts, prenons-les et inventons d’autres formes. Et peut-être que, dans ces lieux communs massifs qui vont émerger, des discussions-clarifications sur les perspectives politiques permettraient de dessiner clairement les lignes de partages entre celleux qui fantasment un « Podemos à la française », une sixième république (et une police) citoyennes… et les autres qui n’attendent vraiment plus rien de la politique représentative classique et de l’Etat et ont décidé de se soustraire durablement à la valorisation capitaliste et l’Economie.

Source : https://paris-luttes.info/mais-qu-est-ce-qui-est-en-train-de-5275

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Deux autres articles sur le même sujet :

Ça y est, le changement c’est maintenant ! (Paris-luttes.info)

Nous sommes tous des casseurs (Vadkerti Thomas)

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Pour en finir avec l’emploi

voiture travailPar Vincent Liegey

Tous les les jours, les chômeurs sont stigmatisés : « Ces assistés », « ces profiteurs », « ces salauds de chômeurs » qui « ne veulent pas travailler ». Il faudrait toujours plus les contrôler, les surveiller.

Surtout, il faudrait qu’ils participent à la relance de la croissance, à ce grand effort productif… mais en se précarisant toujours plus… Pour produire toujours plus, faire tourner la mégamachine et relancer la sacro-sainte croissance si possible « verte »… et enrichir toujours plus l’oligarchie ?!

Travailler, d’accord, mais à quoi ?

Mais, au fait, quel sens ont nos emplois ? Qu’est-ce qu’on produit ? Pour quel usage ?

Déjà, certains emplois s’inscrivent dans la logique destructrice du système et se révèlent donc néfastes et toxiques. C’est le cas notamment des emplois du complexe militaro-industriel (160 000 emplois et un chiffre d’affaire annuel de 15 milliards d’euros en France) ; de la publicité : outil de colonisation de nos imaginaires, d’aliénation et d’abrutissement afin de créer constamment de nouveaux besoins, du désir et de la frustration en gâchant créativité et talents de nos congénères (150 000 emplois et 30 milliards de chiffre d’affaire annuel) ; des lobbyistes (plusieurs dizaines de milliers d’emplois à Bruxelles par exemple) ; des emplois reliés à l’obsolescence programmée, aux emballages, mais n’oublions pas également les emplois liés au monde de la finance, des banques, des assurances, des nouvelles technologies (extrêmement énergivores), du transport (routier ou aérien pour prendre les plus polluants) et puis, et puis…

En fait, à bien y regarder, plus on réfléchit, plus la liste s’allonge. Allez, un dernier exemple avec les « bullshit jobs » que l’on pourrait supprimer en particulier en simplifiant nos systèmes bureaucratiques de flicage !

Tout cela représente des millions d’emplois, des centaines de millions d’heures gâchées… et, au final, du mal-être, le mal-être d’être contraint à ce travail et peu importe les conséquences.

« Oui, mais eux, ils bossent… contrairement aux assistés ! »

« Et tout travail mérite salaire pour les homo-economicus que nous sommes ! » « Et eux, ils contribuent à faire gonfler notre salvateur PIB »… Et bien non, ce n’est pas si simple, une grande partie des tâches effectuées dans nos sociétés se font à l’extérieur de la sphère marchande.

Nos imaginaires économicistes nous empêchent de voir cette autre réalité : les tâches ménagères, le bénévolat, les loisirs, l’économie de réciprocité… et encore plus tout ce qui a du sens, apporte bien-être dans une logique de gratuité [11] et bien loin de ces calculs comptables mortifères : l’amour, l’amitié, la solidarité, la convivialité… Au final, les prémices d’une société du buen vivir.

Travailler moins pour vivre mieux

C’est les questions qui nous animent avec notre slogan provocateur la Décroissance. Déconstruire ces mythes : du travail pour le travail, du productivisme, de l’économicisme, de la compétition et des frustrations créées par les médias sur les soi-disant assistés, en négligeant l’évasion fiscale (plusieurs dizaines de milliards par an en France !) et des inégalités de plus en plus criantes.

Ne devrions-nous pas dire « salauds de riches » dans une grande majorité plutôt que de se retrouver diviser. Enfin, c’est tellement plus simple pour régner : l’oligarchie semble avoir de beaux jours devant elle.

La Décroissance, c’est faire ces pas de côté en questionnant nos productions : leurs conditions, leurs utilités ou encore l’usage des produits.

Au vu de la liste ci-dessus, nous pourrions nous dire que l’on pourrait travailler moins en produisant moins de saloperies inutiles, en produisant local, durable et réparable mais aussi en partageant, en coopérant, en vivant ensemble plutôt que dans nos bulles individuelles en compétition les unes avec les autres.

Bien sûr l’enjeu n’est pas de culpabiliser, encore moins de montrer d’un doigt moralisateur les un-e-s et les autres, d’autant plus que ces emplois sont contraints par l’économie, on est pris dans un système : travaille, emprunte, consomme, obéis, travaille ! L’enjeu est bel et bien d’ouvrir le débat sur le sens de nos activités. Et de voir comment se les réapproprier.

Small is beautiful

Un autre enjeu de la Décroissance est de réfléchir à une société d’abondance frugale soutenable. Une société de low tech et aussi de tâches manuelles à partager mais surtout à concevoir pour les rendre les moins dures possibles. C’est ce qui est expérimenté par exemple avec les nouvelles méthodes pour produire de la nourriture saine de proximité de manière soutenable comme la permaculture, l’agroécologie et l’agroforesterie.

La Décroissance, c’est aussi penser aux transitions : comment sortir de l’impasse de la société de croissance, comment se désintoxiquer de toutes nos dépendances techniques, de nos esclaves énergétiques, étape par étape, de manières démocratiques et sereines.

La transition est en marche, et en s’appuyant sur ces alternatives, elle expérimente ce qui pourrait être demain des sociétés d’a-croissance.

Mais cela n’est pas suffisant, c’est pourquoi, dans « Un Projet de Décroissance » nous proposons des pistes de réflexions, des débats autour d’outils économiques et sociaux susceptibles de nous sortir de l’emploi pour l’emploi pour créer des sociétés d’activités choisies.

L’urgence de ralentir

Tout d’abord, nous proposons la logique de travailler toutes et tous pour travailler moins. On pourrait imaginer la mise en place de mesures décentralisées ouvrant la porte à la liberté de choisir de travailler moins : droit opposable au temps partiel, aux congés sabbatiques, plateforme d’échange et de mise en partage de projets, de temps de travail… Moins de « bullshit jobs » pour plus d’activités qui ont un sens, pour une plus grande participation à cette transition qui est belle et bien en marche… pour une réappropriation de l’autonomie !

Aussi dans une logique de transition, on peut imaginer une série de loi privilégiant la relocalisation de nos productions et sanctionnant ce qui n’est pas souhaitable : baisse drastique des budgets militaires, obsolescence programmée sanctionnée, encadrement stricte de la publicité, mise en place de taxations progressives sur l’emballage, les transports inutiles, les gadgets avec bien sûr des projets d’accompagnement et de reconversion.

Enfin, une autre piste intéressante : la mise en place d’un revenu de base suffisant afin de découpler notre survie économique d’un emploi imposé. Une première étape pourrait être le remplacement du RSA qui dysfonctionne et stigmatise les « assistés » par un revenu de base inconditionnel, individuel et pour tout le monde. Ce revenu serait couplé à la mise en place progressive d’un revenu maximum acceptable et aussi à la sortie de la religion de l’économie à travers la réappropriation démocratique des banques centrales, de la création monétaire et une réflexion sur le non remboursement des dettes publiques illégitimes.

Le revenu de base face aux défauts du RSA :

https://www.youtube.com/watch?v=z9N0v4UGFHo

De même, en s’appuyant sur l’extension des alternatives concrètes, des gratuités, on pourrait imaginer de démonétariser le revenu de base étape par étape et tendre vers ce que nous appelons une Dotation Inconditionnelle d’Autonomie.

Ces mesures demandent du courage politique… mais aussi une décolonisation de nos imaginaires travaillistes afin de voir le monde de manière beaucoup plus large, de remettre l’économie et une vision comptable de la vie à leur place et de sortir de la centralité de la valeur travail !

Vive la fin de l’emploi pour ré-enchanter nos activités, avec la tête, les mains et du temps libre librement choisi.

Source : http://www.reporterre.net/CHRONIQUE-Et-si-on-imaginait-la

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Lire aussi : la critique du revenu de base par Franck Lepage

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De la « convergence des luttes » à la consistance des résistances

ne-vivons-plus-comme-des-esclaves-lausanne-mars-2014Quelques réflexions, à partir des résistances généralisées à la loi Travail, aux grands projets de merde, à la chasse aux migrant-e-s et aux pauvres, à la terrorisation antiterroriste, bref à l’offensive étatico-capitaliste, pour la construction de l’autonomie politique et matérielle d’un mouvement de subversion généralisé du présent.

Fin d’hiver 2016 : et voilà que ça repart ! Lycées et facs bloqués, jeunes dans la rue, El Kohmri t’es foutue. Préavis déposés dans certaines boîtes et certains syndicats. Pétition « citoyenne » et réseaux sociaux s’agitent, dépassant les appareils syndicaux. Appels sur tous les tons à la « convergence des luttes », de la bouche gâteuse du vieux cgtiste vaguement stalinien à celle de la lycéenne enragée, en passant par le travailleureuse exploitée.
Partout la petite machine à comparaison est lancée : « ça part moins fort/comme/plus fort que le CPE en 2006 », « les 30 ans des mouvements de 1986 ! », « il y a 6 ans la LRU ». Qu’ils-elles le veuillent ou non les ancien-ne-s jouent aux vétéran-e-s et écrasent de leur « expérience militante » la fougue et l’énergie nouvelle de celles et ceux qui, à leur tour, découvrent ce que « mouvement » veut dire.
L’enjeu de 2016 est de tirer les expériences des défaites des mouvements passés tout en prenant la mesure de la situation présente, pour aller plus loin encore que les formes classiques. Car nous savons toutes et tous désormais que « les mouvements sont faits pour mourir », et ne sommes plus dupes des formes spectaculaires de ce rituel cyclique. Nous ne nous satisferons plus durablement de grands cortèges massifs, d’unités de façade, de vitrines pétées ou d’émeutes soulageantes. Nous savons que l’enjeu est, à partir des communautés de luttes qui émergent, rien de moins que d’entrer en résistance pour se réapproprier nos vies sur le plan pratique et éthique.

A titre de réflexion pour ouvrir le débat, quelques réflexions sur la singularité de ce qui se joue maintenant et ce dont il faut se saisir pour ne pas, une fois de plus, se faire récupérer.

1) C’est la première fois depuis le CIP et le « mouvement des chômeurs et précaires » de 97-98 que des centaines de milliers de personnes convergent dans la rue contre un gouvernement de « gôche » : continuons de défaire tout ce qui se présente comme une gauche, même « radicale », de gouvernement.

Il s’agit d’intensifier partout ce mouvement de décrédibilisation absolue du socialisme de gouvernement, tout comme de tout parti de gouvernement qui se proclamerait d’une « meilleure gauche », d’une vraie et bonne gauche régulationniste, qui voudrait capitaliser sur les échecs du PS en pariant sur un printemps des peuples européens qu’on attend depuis des décennies (Mélenchon et toute sa clique dont Caroline de Haas, l’initiatrice de la « pétition citoyenne » sur la plateforme commerciale Change.org). #BATAILLEDESOLFERINO, donc, mais aussi bataille contre le fantasme encore répandu d’un Podemos ou d’un Syriza à la Française (« mais non, on n’a pas tout essayé ») : l’impasse grecque devrait servir d’argument pour démonter cette hypothèse fallacieuse.

C’est lorsque l’imaginaire d’une bonne gauche de gouvernement ou parlementaire vole en éclat que les subversions les plus puissantes peuvent se déployer : toute comparaison gardée souvenons nous de l’Italie des années 1970 où le PCF s’alliait à la Démocratie Chrétienne pour mener des politiques d’austérité lors du « compromis historique », tandis que s’approfondissait durant des années un mouvement transversal autonome de subversion-réappropriation de tous les pans de la vie. Pas de sujet révolutionnaire central, ouvrier ou autre, demandant une « meilleur économie » et un contrôle des moyens de production, mais un communisme direct non-stalinien de foisonnement d’expériences collectives, de réappropriation, de déconstruction des rôles sociaux, de destruction de l’Economie comme science de gouvernement : dans les usines, les facs, les quartiers populaires, les apparts occupés… Et un affrontement généralisé avec les appareils syndicaux et les partis qui prétendaient incarner le communisme de gouvernement. (Lire Autonomie ! Les années 70 de Marcello Tari, voir l’Intervento, voir le film Lavorare con Lentezza et les entretiens avec Oreste Scalzone).

2) L’autonomie politique sera-t-elle pétitionnaire ?

L’initiative du mouvement est partie d’une pétition citoyenne lancée sur le site Change.org par Caroline de Haas, une militante féministe à la confluence du Parti de Gauche et Ensemble et d’Eliot Lepers, geek écolo qui avait piloté la campagne d’Eva Joly chez les Verts. Puis des « citoyen-ne-s », plus tard renommé « collectif du 9 mars » ont lancé une page facebook appelant à la manif du 9 mars qui a vite recueilli des centaines de milliers d’adhésion. Une fois de plus la « base » a dépassé les appareils chargés de la contrôler et les impuissanter.
Cela doit nous poser des questions sur l’usage et la critique de ces outils cybernétiques. Plutôt que de toujours conspuer les réseaux sociaux et l’insurrection pétitionnaire en ce qu’ils seraient une spectacularisation des luttes et l’achèvement de la cybernétisation du lien social, ne devrions nous pas réfléchir à comment utiliser ces outils pour nous relier et subvertir l’ordre existant ? Plutôt que des les laisser à des militant-e-s « pragmatiques » dont l’ambition est de traduire un mouvement « citoyen » en retombées électorales pour la « vraie gauche ».

3) De la convergence des luttes à la consistance des résistances : construire l’autonomie politique et matérielle du mouvement révolutionnaire.

Les 5 à 10 dernières années semblent avoir montré un certain déplacement des lieux et des formes de l’expression de la conflictualité sociale et de la réappropriation de la vie. On est passé des facs et lycées occupés (et marginalement quelques boites, Continental, Fralib, Goodyear) comme lieux de convergence des luttes (CPE en 2006, réforme des retraites et LRU en 2010-2011) à des morceaux de territoire qui font consister les résistances.
Ainsi les résistances à de grands projets d’aménagement du territoire dépassent peu à peu leurs premières formes citoyennes-écolos (discours sur la meilleure qualité de vie, de meilleurs projets pour l’emploi, etc) pour devenir des point de fixation et d’agrégation de toutes celles et ceux résistance à l’infâme ordre capitaliste néolibéral aménageant tous les pans de notre vie, bref, des « kystes » selon Valls.

Sans rentrer dans une analyse très poussée, on peut énoncer quelques hypothèses sur ce en quoi ce qui se joue à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, dans le Val de Suse en Italie, à Roybon, Bure et ailleurs peut donner à penser pour les subversions futures (lire Défendre la ZAD, et le livre du collectif Mauvaise Troupe à paraitre chez l’Eclat au printemps 2016) :

=> Les luttes contre les « nuisances » portent en elles les luttes contre tout le système capitaliste qui les produit (« et son monde ») dans un contexte d’affaiblissement de l’imaginaire et de la pertinence de l’hypothèse de la lutte des classes. Depuis la restructuration suite aux luttes des années 70 l’exploitation capitaliste n’est plus seulement réductible à l’extraction de plus-value dans les unités de production mais dans l’aménagement, le contrôle et le mouvement incessant du milieu de vie lui-même (modelage urbain, contrôle des subjectivités, importance de la circulation incessante et sans but des flux d’humains et de marchandises etc).

=> L’affaiblissement de la référence de la lutte des classes signe un effondrement des communautés de luttes, réelles ou mythifiées, voulues ou imposées, ouvrières, paysannes, bref de catégories exploitées en révolte sous le signe du prolétariat. Le mouvement citoyenniste-altermondialiste a voulu reconstituer sous le signe du « citoyen » un prolétariat mondial hors-sol en lutte globale contre la mondialisation néolibérale, pour un meilleur gouvernement mondial et un meilleur Etat. Ces luttes portent en elles, au contraire, une reconfiguration des communautés de luttes sous l’angle de la réappropriation de la vie par les habitant-e-s d’un territoire.

=> Habiter un territoire ne veut pas dire l’énième reconfiguration sectorielle d’une lutte « locale » portée par « les vrais habitants locaux ». Ca veut dire que, au-delà des catégories de gouvernement qui nous aveuglent, nous voulons, transversalement, nous réapproprier nos vies ici et maintenant. A la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, personne ne lutte « en tant que » quoi que ce soit (sauf peut-être « citoyen ») : c’est cette puissance de transversalité qui doit inspirer le mouvement social qui repart. Ne luttons pas, en AG comme dans nos cortèges, en juxtaposant des revendications catégorielles mimant l’ancienne lutte des classes (« Etudiantes, travailleureuses, chômeureuses, précaires, jeunes… unissez-vous ! ») : reconnaissons-nous parmi ceux qui veulent détruire l’économie et ses concepts aliénants (travail, salariat, emploi etc). Occupons les espaces de notre joie de vivre ! Approprions nous la marchandise !

=> Nous parlons d’un commun transversal, non pas fondé sur l’appartenance à une communauté définie par l’économie ou par le mode de production. Car que produit la France, sinon des chômeurs, des services inutiles, des précaires exploitées, des cadres stressés, et une agro-industrie qui continue de prolétariser les derniers paysan-ne-s qui restent ? Mais il faut encore à ce commun transversal ses lieux d’auto-organisation. « ZAD » est l’autre nom (mais pas la recette magique à transposer partout !) de ce besoin de lieux communs où se retrouver pour construire, à coups d’autoconstruction ou d’agriculture collective, d’auto-réductions, de communisations des revenus, l’autonomie politique et matérielle du mouvement révolutionnaire.
En faisant sortir du ghetto radical de la « scène squat » les pratiques de réappropriation qui s’y déploient, comme ce qui se joue dans les territoires en lutte, comme ce qui se joue dans les luttes migratoires.
En inventant au XXIe siècle partout ce que furent les « Bourses du Travail » pour le syndicalisme d’action directe du prolétariat industriel au début du XXe siècle (des lieux à la fois de défense des intérêts catégoriels, mais aussi et surtout d’auto-organisation directe) : Bourses du non-travail, lieux occupés, embryon de communes ?

=> Mai 68, dans un contexte de grève générale sauvage dans les usines, a vu fleurir partout le slogan « Tout le pouvoir aux conseils ouvriers ! ». Il serait tentant de le déplacer en un « Tout le pouvoir aux Communes » qui résumerait les développements précédents. Mais pas sans préciser qu’il ne s’agit pas de se leurrer dans l’idéologie alternativiste de gentils individus ou communautés voulant « changer de vie », ou encore de « formes-de-vie » radicales. Nous ne voulons pas « changer de vie » dans un système de merde, mais à partir de l’autonomisation nourrir des révoltes durables contre l’Economie.

=> « Tout le pouvoir aux Communes » signifie alors : dépassons la « convergence des luttes » et la juxtaposition de revendications catégorielles dans des discours creux, pour la consistance des résistances à partir de morceaux d’espaces occupés, défendus, arrachés aux pouvoirs. Inventons et cherchons des lieux communs pour réunir toutes celles et ceux qui veulent s’autonomiser, politiquement et matériellement, de ce monde et saboter les rouages du système capitaliste.

4) En 10 ans, l’imaginaire du retour au plein-emploi et l’idéologie productiviste a continué de perdre en puissance. Mais celui de l’auto-entreprenariat cybernétique, des « communautés créatives » et du revenu universel/contributif/citoyen/de base se généralise.

Ce qui se passe aussi c’est qu’on sent bien que les pauvres slogans de défense des acquis sociaux, de déploration du chômage, de « non non non à la Loi Travail ! » « des emplois pour tous ! », sonnent plus éculés, creux et dépressifs que jamais. Il n’y a qu’à voir, à Nancy le 9 mars dernier, comment l’orateur de Sud paraissait bien seul à exhorter les « jeunes » à venir parler à sa tribune improvisée, avec sa sono criarde et son anticapitalisme à la papa. En fait, dans ces cortèges, il semblerait presque que plus personne ne croit au retour au plein emploi, mieux, que tout le monde s’en fout à part quelques syndicalistes qui se parodient infiniment.

C’est que les faits sont têtus : un taux de chômage structurel énorme, « l’Uberisation » de l’économie à base de services sans intermédiaires (autre que les plateformes numériques capitalistes) qui généralisent la marchandisation de l’activité humaine potentiellement partout et tout le temps, une croissance durablement négative ou stagnante en France et ailleurs dont même les énarques commencent à douter qu’elle revienne (et donc, dans le schéma classique, qu’elle crée des emploâs), la montée en puissance des idéologies de l’économie du partage/circulaire/alternative/positive/de la fonctionnalité/numérique/de la contribution avec des figures comme Jeremy Rifkin au niveau international ou les négristes Yann Moulier-Boutang et Bernard Stiegler/Ars Industrialis en France…
Alors que l’UD CGT 44 l’a déjà fait, la CGT Vinci est en passe de se prononcer contre la construction de l’aéroport Notre-Dame-des-Landes, continuant d’engager une réflexion interne contre le productivisme, le sens du travail, les logiques de métropolisation. Pendant ce temps PCF français débat, à Paris, du 18 au 19 mars, de la « révolution numérique » lors des états généraux du même nom visant à « s’occuper de la révolution économique avant qu’elle s’occupe de nous » (comprendre : faire face à la nouvelle vague de prolétarisation massive (symbolique et économique) de la « révolution numérique »).

En d’autres termes, beaucoup de nos ennemis ou nos récupérateurs pourraient très bien crier eux aussi « Fin de la Loi Travail et fin du Travail ! », car ils préparent et prolongent la réforme de la valorisation capitaliste engagée depuis les années 70. Le modèle en sera toujours la généralisation de la forme entreprise à toute la vie, ça et là émaillée de prises en charge citoyenne des « biens communs » (institutions « participatives » pilotés par l’Etat, associations, coopératives sous de multiples formes). Bref, un capitalisme diffracté en multiples zones avec à un bout de la palette ses camps de concentrations pour migrant-e-s et autres surnuméraires (plus ou moins codifiés sous la forme des « terroristes » ou autres déviants) et à l’autre ses communautés créatives citoyennes et contributives.

Il ne s’agira donc pas uniquement de crier « La loi « Travaille ! » on s’en fout, on veut plus de Travail du tout ! ». Nous avons donc un gros travail théorique de clarification, à partir des expériences de communautés de luttes qui s’autonomisent, de ce que « défaire l’économie et le capitalisme » veut dire. D’à quoi pourrait ressembler une subversion révolutionnaire de grande ampleur, pans par pans, et comment elle pourrait, surtout, se pérenniser. Car nos ennemis peuplent déjà l’après-productivisme et la « post-croissance » de leurs imaginaires de production alternative horizontale, « d’entreprises libérées » autonomes, de territoire d’expérimentation du « revenu contributif », etc, et autres leurres empêchant la conflictualité sociale envers tout ce qui nous domine.

5) Quelques pistes d’actions et de réflexions pour que la séquence offensive qui s’ouvre ne se referme plus :

DELIONS LES LANGUES SANS PLUS ATTENDRE.
Multiplions les lieux communs où déployer des conseils de lutte autonomes et transversaux dans tous les « secteurs » de la production-circulation-consommation capitaliste : université, centres sociaux, squats, lycées, places publiques, assemblées de chômeur-euses, de travailleur-euses, etc…

PRENONS PLACE(S).
Multiplions les discussions et interventions collectives, créatives, joyeuses, offensives, dans la rue, les places, les secteurs occupés. Cantines de lutte, déclamations de textes, distributions de tracts, discussions de fond, tenue des « AGs » hors des facs ou autres lieux en grève… Agrégeons les foules solitaires par l’énergie centripète de notre révolte !

CIBLONS AUSSI, PAR LA PAROLE ET LES ACTES, CEUX QUI RESTRUCTURENT UN CAPITALISME « AUTONOME » et « AUTO-ORGANISE » OU TOUTE LA VIE DEVIENT UNE ENTREPRISE ENTHOUSIASTE, POUR PROPAGER LA DEMOBILISATION GENERALE.
Les cibles logiques de notre révolte des deux premières semaines, le PS, le MEDEF, les gares, les comicos, etc… devront bientôt s’enrichir d’interventions stratégiques envers toute la nébuleuse (auto)entreprenariale plus ou moins smart, technophile, écocitoyenne et leurs idéologues (par exemple les magazines Socialter, Usbek & Rica, etc). Sans oublier que beaucoup de celleux qui tombent dans ce piège raffiné du capital sont sincèrement enthousiastes à l’idée de rendre le monde meilleur par l’entreprenariat social et les espaces collaboratif de co-working créatif.

ORGANISONS-NOUS POUR ALLER A LA RENCONTRE, DIRECTEMENT, DE TOUTES CELLES ET CEUX QUI LUTTENT, QUI HESITENT, QUI CHERCHENT A SE RENCONTRER POUR DEPASSER L’ISOLEMENT ET VIVRE PLEINEMENT.

Article publié sur Paris-luttes.info