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Contre la loi sur le renseignement : appel à manifester devant le siège de la DGSI ce 21 juin !

occupy dgsi

Après l’Assemblée nationale, la loi sur le renseignement a donc été validée par le Sénat à une forte majorité. Les lois scélérates sont toujours votées à de « larges majorités ». C’est quelques années plus tard que l’on s’avise de l’erreur commise. Quand il est trop tard. Quand le mal est fait, et entré dans les mœurs.La loi sur le renseignement, c’est malgré tous les dénis gouvernementaux le coup du Patriot Act, avec quatorze ans de retard. Fort heureusement, nous avons pu voir ce que cela donnait, depuis le temps. Nous sommes déjà plus d’une décennie après la « loi sur le renseignement ».Donner aux services de renseignement le pouvoir d’intercepter tout ce que bon leur semble, cela donne la NSA et donc Snowden, la NSA et le scandale de la NSA. C’est un fait désormais établi : les milliards d’interceptions du programme PRISM ont permis en tout et pour tout de déjouer « peut-être un » attentat, et en réalité aucun. C’est donc que le but de la surveillance de masse n’est pas de déjouer des « attentats terroristes », mais la surveillance de masse elle-même ; le « terrorisme » sert de prétexte à une tout autre politique.

L’étrange raisonnement qui consiste à dire « puisque la police a telle ou telle pratique illégale, autant la légaliser » plutôt que d’en déduire, ce qui serait tout de même plus logique, qu’elle doit cesser d’avoir ces pratiques, relève d’une sidérante démission devant la souveraineté policière. Si la sous-direction antiterroriste se mettait à régulièrement torturer des suspects « afin de déjouer des attentats », dirait-on : « il n’y a qu’à légaliser la torture » ? Dire oui, c’est la guerre d’Algérie. Ou les extraordinary renditions de la CIA après le 11 septembre, dont le Sénat américain a jugé à l’automne dernier que les États-Unis y avaient « perdu leurs valeurs ». C’est, à l’autre bout, la même logique devenue folle qui fait conclure à des parlementaires que pour éviter que des manifestants ne soient blessés par la police, il n’y a qu’à leur interdire de manifester.

Avant de donner un pouvoir sans contrepartie aux services de renseignement, avant de mettre la police antiterroriste à l’abri de tout contrôle et de tout recours, il n’est pas mauvais d’écouter ce que ces gens-là disent de leur « métier ». Ainsi cet Alain Chouet, qui dirigea le Service de renseignement de sécurité de la DGSE : « C’est ne rien comprendre que d’accuser les services secrets de faire « dans l’illégalité ». Bien sûr qu’ils font « dans l’illégalité ». Ils ne font même que cela. C’est leur vocation et leur raison d’être. Le renseignement se recueille en violant ou en faisant violer la loi des autres.(…) Considérant cette fin, il va de soi que les moyens mis en œuvre seront en rapport : manipulation, séduction, corruption, violence, menace, chantage, au terme d’un processus qui aura mis à nu toutes les facettes de l’objectif visé, pénétré son intimité, exploité toutes ses vulnérabilités ». Sommes-nous sûrs de vouloir faire un chèque en blanc à ce genre d’individu, comme le fait la loi sur le renseignement ?

Depuis que la DCRI existe, on n’a connu d’elle que des scandales, des ratages et des mensonges sur ses ratages. Elle a même dû se rebaptiser DGSI pour faire oublier la si mauvaise réputation qu’elle s’était faite en si peu d’années d’existence. La loi sur le renseignement est essentiellement faite pour que de futurs scandales à son sujet ne sortent pas, et pour verrouiller une situation sociale métastable, un contexte politique tendant vers l’ingouvernable.

Le train de lois et de propositions de lois toujours plus féroces que le gouvernement multiplie depuis les attentats de janvier s’apparente à une offensive omnilatérale profitant de l’état de choc de la population. Une conseillère du ministre du Commerce britannique, n’écrivit-elle pas à ses collègues, dans l’heure qui suivit l’attentat du 11 septembre : « C’est un très bon jour pour faire ressortir et passer en douce toutes les mesures que nous devons prendre » ? Loi Macron, Rebsamen, sur le renseignement, réforme du droit d’asile, loi anti-squat, etc., font système. Elles sont autant de fronts ouverts simultanément dans une sorte de blitzkrieg social. Dans ce dispositif, la loi sur le renseignement fonctionne comme un verrou, un verrou contre les révoltes logiques ; et puisque c’est la DGSI qui sera en charge de « gérer » les mouvements naissants, les dissidences potentielles et les futures interdictions de manifester, c’est devant ses locaux que nous proposons de manifester le jour de la fête de la musique.

Allons voir où sont ceux qui nous surveillent !
Prenons la rue à ceux qui nous préfèrent chacun chez soi !
Faisons connaissance au nez et à la barbe de ceux qui nous connaissent si bien !

Nous appelons donc tous ceux qui luttent contre les nouvelles lois, tous ceux pour qui elles ne passent pas, tous ceux qui refusent de simplement subir l’offensive gouvernementale actuelle, à se réunir pour un banquet et une vaste assemblée populaire au pied du siège de la DGSI (84, rue de Villiers, Levallois-Perret), de midi à 18h, le dimanche 21 juin.

N’hésitez pas à ramener de quoi partager un repas, et vos instruments de musique.

Les signataires de l’appel :

Confédération Paysanne
Solidaires
Syndicat de la Magistrature
Ligue des Droits de l’Homme
Fédération Anarchiste
Parti de Gauche
Alternative Libertaire
Syndicat des Avocats de France
Syndicat National des Journalistes
La Quadrature du Net
Collectif « Sortir du silence »
Syndicat des correcteurs CGT
Parti Pirate

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Comprendre la loi sur le renseignement : https://sous-surveillance.fr/#/

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Projet de loi sur le renseignement : un pas décisif vers la surveillance généralisée !

surveillance-généralisée-stasiNote de la Ligue des droits de l’Homme

Le gouvernement a décidé de présenter au Parlement un projet de loi sur le renseignement.

Ce projet a été présenté comme une nécessité à la suite des attaques terroristes du mois de janvier 2015. Il est destiné, selon le gouvernement, à renforcer les moyens de lutte contre le terrorisme tout en préservant les droits des citoyens.

La LDH observe tout d’abord six points qui lui paraissent essentiels.

1)     Le projet de loi va bien au-delà de la lutte contre le terrorisme. Les raisons qui autorisent la mise en œuvre des moyens exorbitants du droit commun énumérés dans le projet sont au nombre de sept :

  • la sécurité nationale ;
  • les intérêts essentiels de la politique étrangère et l’exécution des engagements européens et internationaux de la France ;
  • les intérêts économiques et scientifiques essentiels de la France ;
  • la prévention du terrorisme ;
  • la prévention de la reconstitution ou du maintien de groupement dissous en application de l’article L 212-1 ;
  • la prévention de la criminalité et de la délinquance organisée ;
  • la prévention des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique.

Les deux restrictions énoncées aux articles 851-3 et 851-4 ne sont pas de nature à changer le caractère très général des dispositions ci-dessus.

2)     Le projet de loi, suivant déjà en cela les dispositions déjà adoptées en matière de retrait des passeports et d’interdiction d’accès à des sites Internet, élimine tout contrôle du juge judiciaire. Bien que l’autorité judiciaire soit considérée par la Constitution comme étant « gardienne des libertés individuelles », elle perd tout pouvoir, dans le domaine concerné, au profit du seul Conseil d’Etat, consacré ainsi comme seul interlocuteur valable du gouvernement. L’autorité judiciaire est même subordonnée au Conseil d’Etat par les dispositions de l’article 841-1, dernier alinéa. La présence de deux magistrats de la Cour de cassation dans la commission n’est pas de nature à modifier cette appréciation.

3)     Le projet de loi organise, si ce n’est de droit de fait, l’impunité des agents de l’Etat qu’ils soient responsables politiques ou simples agents d’exécution. En organisant l’anonymat généralisé des agents d’exécution, en couvrant du secret défense la totalité des actes intervenus dans le cadre de la loi, en confiant au Conseil d’Etat le soin d’indemniser d’éventuelles victimes, en subordonnant une décision judiciaire à l’intervention du Conseil d’Etat, le projet de loi interdit de fait toutes poursuites pénales. Ce n’est pas l’allocation d’une indemnisation par le Conseil d’Etat ou le fait que celui-ci puisse transmettre une procédure au procureur de la République (qui aura d’ailleurs bien du mal à mener une enquête…) qui sont de nature à combattre l’impunité ainsi accordée.

4)     La composition de la commission de contrôle implique une intervention massive du législateur (quatre membres sur neuf…), donc du politique au même titre que le fait que ce soit le Premier ministre qui nomme les membres issus du Conseil d’Etat ou de la Cour de cassation et le Président (qui a voix prépondérante). Elle ne bénéficie donc pas d’un quelconque caractère d’indépendance. Ses pouvoirs sont limités dès lors que le Premier ministre peut passer outre dans certains cas et qu’elle est astreinte à ne saisir le Conseil d’Etat que dans des conditions restrictives et jamais automatiques.

5)     Les moyens qui peuvent être mis en œuvre entraînent, de fait, une disparition du secret professionnel et des sources, et conduisent à une forme généralisée de surveillance pour des raisons qui dépassent de très loin la seule lutte contre le terrorisme.

6)     En matière de communications émises de l’étranger ou émises de France à destination de l’étranger, les pouvoirs publics s’affranchissent de tout contrôle (article L 854.1), ce d’autant plus que ce domaine sera soumis au régime du décret non publié, c’est-à-dire que les communications émanant de l’étranger, fût-ce entre deux Français, pourront faire l’objet d’une interception à la guise et selon le bon vouloir des pouvoirs publics dans des conditions occultes et qui ne permettront aucun recours. Quant aux communications émises et reçues, le projet aligne les pouvoirs de la puissance publique sur ceux qui sont reprochés à d’autres puissances.

Ces points ne sont pas exhaustifs. La LDH les considèrent comme les plus importants en ce qu’ils révèlent une vision des rapports sociaux et des équilibres institutionnels dangereuse pour la démocratie et la citoyenneté.

La LDH constate, à regret, tout d’abord que, rejoignant des pratiques constantes depuis trente ans, quelle que soit la couleur des majorités politiques, prenant prétexte de la nécessaire lutte contre le terrorisme, les pouvoirs publics accroissent leurs pouvoirs, sans contrôle réel, à des domaines qui n’ont rien à voir avec le terrorisme. L‘étendue des sept items décrits à l’article 811-3 permet de s’assurer qu’au nom de la lutte contre le terrorisme, c’est l’activité des syndicats, des ONG, des partis politiques, des cultes, de la société civile dans son ensemble qui peut faire l’objet d’une surveillance, et même d’une intrusion.

Ce projet de loi n’organise pas la lutte contre le terrorisme, il organise une surveillance généralisée de la société tout entière.

Il remet entre les mains de la puissance publique la vie privée des citoyens, leur capacité d’inventer, de créer, de discuter à l’abri de toute intervention et de tout regard de la puissance publique, faisant du soupçon la règle et en créant, de fait sinon de droit, l’impunité de ses agents.

Le projet abandonne tout contrôle réel de la puissance publique, le recours au Conseil d’Etat n’étant qu’un alibi, d’autant mieux accepté par cette juridiction qu’elle lui reconnaît un rôle jusqu’ici dévolu au juge judiciaire.

La LDH relève et déplore cet abaissement de l’autorité judiciaire, pourtant constitutionnellement garante des libertés individuelles. Ceci signifie un bouleversement de l’ordre institutionnel au seul profit de l’exécutif.

Et il nous importe peu que les auteurs et promoteurs de ce projet de loi soient des républicains. Nous ne sommes pas sur le terrain de la confiance que l’on doit faire à l’Etat mais sur le terrain de nos libertés et du contrôle des actes auquel l’Etat doit être astreint dès qu’il limite les libertés individuelles et collectives. Un homme ou une femme en charge d’une responsabilité politique doit avoir l’humilité de comprendre qu’une loi intrinsèquement mauvaise le sera encore plus entre de mauvaises mains.

Après avoir soumis le retrait des passeports et l’interdiction d’accès à certains sites au contrôle a posteriori du seul juge administratif, après avoir modifié les dispositions de la loi de 1881 de telle manière qu’un propos d’ivrogne devienne une apologie du terrorisme, le gouvernement use des attentats de janvier 2015 comme un prétexte pour faire adopter un projet, prêt sans doute depuis déjà longtemps, qui renforce ses pouvoirs de contrôle bien au-delà de ce qui est nécessaire. Et cela avant de s’apprêter à porter un coup à la liberté d’expession par une nouvelle modification de la loi de 1881.

Nous savons que l’invitation qui nous a été faite d’être auditionné par le rapporteur du projet de loi relève des formes utiles à accréditer l’idée qu’une concertation a eu lieu. Nous ne sommes pas dupes : la LDH n’est pas une assemblée de citoyens qui entérinera de telles atteintes aux libertés pourvu que la forme soit respectée.

Nous mettons en garde : ce projet de loi autorise tous les excès, tous les débordements, toutes les « affaires » et toutes les atteintes aux libertés.

L’avoir conçu est déjà inquiétant, l’adopter ferait de lui un des textes « scélérats » qui ont parsemé les pages noires de la République.

Paris, le 24 mars 2015.

Source : http://www.ldh-france.org/wp-content/uploads/2015/03/Note-sur-le-projet-de-loi-sur-le-renseignement.pdf

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Lire aussi :

communiqué de l’Observatoire des Libertés et du Numérique

Une boîte noire pour nous surveiller tous, mais une boîte noire de gauche… (Reflets.info)

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« 1984 » d’Orwell : une lecture incontournable pour comprendre notre présent

1984-george-orwell-f2f1e« À la suite de l’attentat du 7 janvier dans les locaux de Charlie Hebdo, qui a relancé le débat sur la liberté d’expression, les élèves de la promotion 2015-2016 de l’École nationale d’administration (ENA) ont choisi de se donner comme nom celui de George Orwell. » – Le Monde, 17/01/2015, « Les élèves de l’ENA baptisent leur promotion du nom de George Orwell  »

Ils font sans doute partie de ceux qui ne l’ont pas lu, mais le citent comme garantie de bonne conscience. Il convient donc de rappeler ce que raconte Orwell dans son roman 1984 :

Le monde de 1984 est divisé en grands blocs ennemis, qui sont dans un état de guerre permanent, sans jamais s’affronter frontalement. Ils guerroient indirectement sur des territoires périphériques, régulièrement ravagés (en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie, etc.). Ces combats lointains et la barbarie des ennemis sont donnés quotidiennement en spectacle aux citoyens grâce à des médias attisant la peur et la haine. De temps en temps, une bombe tombe sur le sol national, ce qui maintient le sentiment de guerre. Mais fondamentalement :

« La guerre est menée par chaque groupe dirigeant contre ses propres sujets, et l’objet de la guerre n’est pas de faire ou d’empêcher des conquêtes territoriales, mais de garder la structure de la société intacte. (1)» (p. 283)

La guerre contre les ennemis barbares est « une simple imposture » (p. 282) utilisée pour produire un sentiment d’unité, là où la société est en réalité divisée en groupes sociaux luttant pour des intérêts opposés. Cet état de guerre maintient la population dans l’angoisse, la haine, une humeur de panique et de lynchage, une excitation permanente, qui est l’état d’esprit nécessaire au fonctionnement du système totalitaire. C’est, en somme, la politique par la Terreur, au sens de 1792 : un moyen de gouvernement employé par l’État, et non pas une méthode militaire mise en œuvre par des groupuscules extrémistes.

Dans la Terreur de 1984, la nation est menacée de l’intérieur, car l’ennemi étranger a des agents secrets partout, notamment parmi les dissidents politiques. Il faut donc se méfier de tout le monde et fliquer au maximum la vie civile : fichage, vidéo-surveillance, délation, etc. Le danger terroriste est, comme la grippe, diffus, omniprésent, increvable, invisible et montré tous les jours à la télévision. C’est une « conspiration ». Le premier et principal conspirationniste, c’est l’État dans sa guerre contre le terrorisme.

L’État terroriste décrit par Orwell joue de ces menaces. Il se présente comme un rempart contre la barbarie, le seul garant de la « sécurité », au prix de la restriction des libertés. D’où le slogan « la liberté, c’est l’esclavage » (p. 373). Traduit en langage énarque, tel que repris par l’article du Monde :

« Fortement marqués par les attentats récents, les élèves avaient à cœur de réaffirmer leur attachement à la liberté d’expression et, de manière plus générale, aux libertés qu’il appartient avant tout aux pouvoirs publics de protéger », indique ce texte, qui souligne que l’œuvre de cet écrivain « appelle à une conciliation vigilante entre la préservation des libertés et les exigences liées à la sécurité des citoyens ».

La terreur est une situation émotionnelle, une situation où l’émotion devient impérative. 1984 décrit clairement comment la force « submergeante » des émotions – peur, haine et adoration – est utilisée pour noyer la faculté de juger et obliger à choisir son camp parmi ceux, factices, définis par le pouvoir. La politique de la terreur a largement recours aux mouvements émotionnels de masse, dans les médias (les « Deux Minutes de la Haine », etc.) comme dans les manifestations. Il n’y a plus de recul ni de réflexion possible, mais seulement l’adhésion ou le refus, l’appartenance ou l’hostilité. Le mouvement jesuischarliste aura été est un bon exemple de ces « moments d’irrésistible émotion » et de cet « étouffement délibéré de la conscience » (p. 30).

Pour empêcher toute critique réelle, le système totalitaire orwellien entretient et met en scène une dissidence de pacotille, une fausse critique politique manipulée par la Police de la Pensée. Ceux qui doutent des vérités dominantes sont poussés à adhérer à ces opinions piégées et préfabriquées, conduisant à des formes de révolte stériles, voire réellement terroristes, encouragées par des agents-provocateurs. C’est en même temps un épouvantail et une caricature, employé par les chiens de garde de l’orthodoxie pour discréditer toute velléité d’opposition. Depuis 2001, c’est notamment au conspirationnisme qu’a été confié ce rôle.

Enfin, la célèbre novlangue de 1984 ne consiste pas seulement à tordre le sens des mots à des fins politiques, mais à réduire le sens, à diminuer la quantité de pensée exprimable. Les mots ne doivent plus servir à raisonner, mais à occuper l’esprit par un bavardage rapide, ininterrompu, insensé – le quackspeak ou « parler comme un canard » (p. 434), du genre France Info ou BFM TV –, et fondamentalement à exprimer son adhésion à l’opinion dominante. « Je suis Charlie » en est la parfaite expression. D’autant plus qu’elle est issue de la pensée-clic favorisée par les nouveaux médias, vrais rénovateurs de la langue.

Dans 1984, Orwell décrivait des recettes de gouvernement qu’il voyait triompher partout à la faveur de la Deuxième Guerre mondiale, aussi bien dans le « Monde Libre » que dans les États totalitaires. La lecture de ce livre reste subversive aujourd’hui, car elle incite à constater que ces vieilles recettes sont toujours en usage. Se revendiquer d’Orwell, c’est aller vers le délit d’opinion, puisque c’est appeler à critiquer « l’union nationale » aujourd’hui exigée grâce au jesuischarlisme. Attention à vous, élèves énarques, vous flirtez avec l’apologie du terrorisme !

Mais l’ENA nous rassure : « Les élèves entendent quant à eux exercer leurs futures missions avec engagement, discernement et humilité. » Peut-être ces futurs cadres zélés de la gouvernance ont-ils trop bien lu Orwell : comme un manuel de doublepensée. Un peu comme l’Okhrana, police secrète du Tsar de Russie, avait trop bien lu le Dialogue aux enfers entre Machiavel & Montesquieu de Maurice Joly (1864), lorsqu’elle s’en en est inspirée pour rédiger Les protocoles des sages de Sion.

Pierre Bourlier

Source : http://www.article11.info/?Quand-l-ENA-convoque-Orwell-pour

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(1) Les citations de 1984 renvoient à l’édition Folio Gallimard de 1976.

Publié dans Articles, signé réveil-mutin

Pourquoi nos gouvernants ne luttent pas contre le terrorisme

aeronef-israelien-bombardant-gazaNos gouvernants prétendent lutter contre le terrorisme, mais il n’est pas inopportun de rappeler que le terrorisme est d’abord et essentiellement le fait des Etats, des gouvernements.

Nos gouvernants ne peuvent pas lutter contre le terrorisme puisqu’ils sont l’incarnation même du terrorisme, eux qui savent si bien terroriser les populations, à l’aide de leurs puissants appareils de répression, pour défendre et étendre leur ordre – eux qui autorisent et encouragent leurs forces de police à tuer et mutiler de simples citoyens, eux qui envoient leurs armées massacrer des civils un peu partout sur la planète, eux qui sont toujours prêt à appuyer, soutenir et légitimer toutes les atrocités commises contre des civils par leurs alliés et semblables. Vietnam, Palestine, Salvador, Serbie, Libye, Afghanistan… Le nombre de civils innocents à avoir péri, ces dernières décennies, sous les balles et les bombes des Etats occidentaux « démocratiques » est bien supérieur à celui des victimes desdits « terroristes ». Le cas le plus emblématique de ces dernières années reste celui de l’Irak, où plus d’un million de personnes ont été assassinés au cours des deux dernières agressions américaines, auxquels il faut encore rajouter un autre million (dont 600 000 enfants) si l’on prend en compte les conséquences humanitaires désastreuses de l’embargo imposé par les mêmes criminels de 1990 à 2003 – un véritable génocide que Madeleine Albright, la gentille ministre des affaires étrangères étasunienne avait considéré comme tout à fait justifié. Et, pour citer un cas actuel, comment ne pas qualifier de terroristes les campagnes d’assassinats « ciblés » par drones organisé par le gouvernement étasunien au Pakistan et au Yémen et qui tuent en moyenne trente civils pour une personne visée ?

Le bon et le mauvais terrorisme

Il y a bien sûr le bon terrorisme, qui ne s’avoue jamais comme tel : celui des puissants, qui est organisé, institutionnalisé, légitimé, qui dispose des armes les plus dévastatrices et n’hésite pas à en user, notamment pour commettre d’innombrables tueries lors de prétendues guerres « pour la démocratie ». Et il y a le mauvais terrorisme : le terrorisme des faibles, des « barbares », de ceux qui ne peuvent compter sur la protection d’un Etat reconnu et qui est bien souvent une réplique au terrorisme des puissants – ainsi le terrorisme dit « islamiste ». Quand nos gouvernants parlent de « combattre le terrorisme », ils ne font bien sûr référence qu’à cette forme-là de terrorisme. De même que lorsqu’ils font voter une loi liberticide en vue de punir plus sévèrement les auteurs d’« apologies du terrorisme », cela ne comprend, bien entendu, pas l’« apologie » des actions terroristes menées sous l’autorité de nos gouvernements et de ses alliés – vanter la « fermeté » de notre police qui a assassiné 133 personnes depuis 2000, ou considérer comme « légitime » les bombardements israéliens à Gaza de l’été 2014 (qui ont tué 2000 civils palestiniens) ne vous vaudrons pas la moindre poursuite judiciaire.

Il est aussi important de souligner que les gouvernements emploient souvent le terme « terrorisme » pour désigner et disqualifier leurs ennemis, ceux qui osent les combattre ou leur résister avec violence, qu’ils emploient ou non des méthodes terroristes. Pendant la Seconde guerre mondiale, les résistants français étaient qualifiés de « terroristes » par les autorités nazis. De même aujourd’hui le gouvernement israélien, pour diaboliser et dénier toute légitimité à la résistance armée palestinienne, parle constamment à son égard de « terrorisme ». L’emploi des termes « terrorisme » et « terroristes » par les gouvernements n’est donc jamais neutre. Il peut servir tout autant à désigner de véritables terroristes qu’à marquer d’infamies n’importe quelle contestation, n’importe quel contestataire pour mieux l’isoler du reste de la population et légitimer sa mise hors-la-loi. De même que toutes les mesures et législations antiterroristes sont aussi pensées par les gouvernements comme des moyens d’étendre l’emprise étatique sur la vie des citoyens, de renforcer leur contrôle sur les « classes dangereuses » et d’intimider et réprimer plus efficacement toute contestation un tant soit peu radicale. C’est ainsi que ces dernières années, en France, on a pu inculper pour « terrorisme » – et jeté en prison – des manifestants arrêtés avec des fumigènes ou des libertaires suspectés d’avoir voulu saboter des caténaires SNCF. C’est d’ailleurs à propos de cette dernière affaire – l’ « affaire Tarnac », qui avait fait un certain bruit – qu’un certain François Hollande avait accusé le gouvernement d’alors d’ « inventer » des terroristes pour justifier des mesures sécuritaires.

Aux origines du « terrorisme islamiste »

Après les récents attentats qui ont secoué la France, le gouvernement a annoncé un renforcement des dispositifs policiers et sécuritaires et beaucoup sont ceux dans la classe politique à en appeler à un « Patriot Act » à la française – du nom de ces lois liberticides votées aux Etats-Unis après le 11 septembre 2001.  Au-delà du problème que cela pose pour nos libertés individuelles, il est illusoire de penser que de tels dispositifs pourraient nous protéger efficacement des « terroristes » – ils sont même, à vrai dire, complètement inefficaces. De même qu’il est illusoire de croire que des mesures « éducatives » ou de lutte contre un prétendu communautarisme musulman pourraient empêcher des jeunes de se « radicaliser » – ce ne sont là que des mesures destinés à occulter les véritables causes et à porter l’entière responsabilité du « terrorisme » sur l’Islam et les musulmans (et par là à dresser les citoyens d’en bas les uns contre les autres pour le plus grand profit des gouvernants).

Si l’on veut vraiment se protéger de ce terrorisme « islamiste » voire le réduire à néant, il faut que nous ayons le courage et l’honnêteté d’en rechercher les causes, de nous attaquer à ce qui le suscite, à ce qui le nourrit, à ce qui le fait prospérer : à savoir les agressions permanentes des puissances occidentales contre le monde musulman, pour contrôler et piller ses ressources (en particulier le pétrole), et leur inévitable cortège de crimes, de dévastations, d’humiliations, de misère, de désespoir, de haines. Des agressions qui, de surcroît, remontent à loin dans le temps – elles ont démarré avec le colonialisme – mais qui n’ont cessé de s’intensifier depuis quelques décennies et l’explosion de nos besoins en pétrole.

On ne comprend rien et on s’empêche de réellement combattre le fanatisme religieux et le terrorisme dit « islamiste » si l’on ne comprend pas d’abord que la folie meurtrière dont ces « terroristes » font preuve est une réponse à la nôtre – le sinistre « Etat islamique », pour ne citer que lui, est une conséquence de notre génocide perpétré en Irak. Il nous est impératif de comprendre que si nous sommes confrontés à des attaques terroristes sur notre sol, c’est d’abord en réplique aux innombrables attaques terroristes – et d’une toute autre ampleur – que nous commettons là-bas. Les terroristes, ce sont d’abord les gouvernements occidentaux et les oligarchies pour qui ils travaillent. S’il n’y a pas lieu, évidemment, d’excuser ceux qui commettent des attentats chez nous, il n’y a pas lieu non plus de nous affranchir de nos responsabilités. Il faut bien reconnaître que nous les avons largement encouragés à perdre toute bonté et toute modération. A force d’exclure, d’humilier, à force de semer la misère et le désespoir nous ne pouvons semer que la haine et l’extrémisme – et cela vaut aussi, ici, pour tous ces jeunes « issus » ou pas « de l’immigration » et à qui notre société vouée au Dieu Argent ferme tout avenir, toute possibilité de vie digne d’être vécue. Comment s’étonner qu’ils puissent haïr et vouloir se venger de cet Occident qui se prétend le haut-lieu de la civilisation et qui pourtant réclame d’innombrables sacrifices humains à travers le monde ? Comment s’étonner de la violence de ceux à qui on ne laisse que la violence pour se faire entendre ? Le fanatisme « islamiste » n’est jamais aujourd’hui que le support d’une colère et d’une rébellion contre l’impérialisme occidental, en même temps qu’un refuge contre l’individualisme, qu’une manière d’échapper à une vie sinistre et sans but – et l’« Etat islamique » est à cet égard un eldorado fort attrayant. En somme, il incarne une révolte radicale contre notre civilisation capitaliste – une révolte qui doit nous interroger et nous remettre en cause. Nous ne le combattrons efficacement que si nous cessons d’être haïssable, ici et ailleurs. Nous ne le combattrons efficacement que si nous cessons ici d’entretenir cette machine à exclure, que si nous cessons d’exploiter, d’appauvrir et de mettre à feu et à sang le monde musulman. Nous ne le combattrons efficacement que si nous respectons enfin le droit de ces peuples à disposer d’eux-mêmes et à vivre dans la paix et dans la décence. Et nous rendrons un grand service à ces peuples qui, loin d’être abandonnés aux islamistes les plus réactionnaires, seront mieux armés contre.

Mais nos gouvernants n’ont nulle envie ni de laisser émerger ici une société vraiment juste, ni de rendre justice au monde musulman, tant les enjeux économiques sont énormes. Et, à vrai dire, nous non plus, simples citoyens, nous n’avons pas vraiment envie de devoir payer à un juste prix le pétrole et donc renoncer à une grande partie de ce pétrole car cela reviendrait à renoncer à nos modes de vie confortables, à notre usage effréné de la voiture, etc. Il n’est jamais inopportun de rappeler que notre confort matériel, celui dont jouissent une grande partie des Occidentaux, a toujours pour prix l’exploitation et la misère des pays du Sud et notamment des pays arabes, musulmans – et donc le « terrorisme » comme inévitable retour de boomerang. Pour en finir avec le fanatisme « islamiste », il faut en finir avec le fanatisme du profit, avec le fanatisme de la croissance, avec le fanatisme de la consommation, avec le fanatisme de la bagnole. Pour en finir avec le terrorisme « islamiste », il faut en finir avec le terrorisme de l’argent, ce terrorisme ordinaire qui brise et anéantit d’innombrables vies dans l’indifférence, si ce n’est l’acceptation générale. Tous les six secondes dans le monde un enfant meurt de faim, non pas à cause d’une quelconque fatalité, mais à cause de l’égoïsme et de l’avidité de tant d’autres, des comportements inconscients et criminels que nos sociétés vouées à l’argent institutionnalisent, banalisent et encouragent. C’est bien là, in fine, que se situe le véritable terrorisme, celui contre lequel nous devrions en priorité lutter.

Il ne suffit pas de proclamer son amour de la paix, encore faut-il en créer les conditions. Comment croire qu’il puisse y avoir la paix sur une planète où il y a tant d’injustices, où 20% des habitants s’accaparent 80% des richesses ? Il ne peut y avoir de paix que dans la justice. Il ne peut y avoir de paix sur cette planète que si ses habitants les plus riches se décident à partager et à adopter des modes de vie plus sobres – et cela concerne un grand nombre de Français. De même, rien ne sert ici de se lamenter sur l’échec à transmettre les « valeurs républicaines » quand nous ne sommes même pas fichus de les mettre en pratique.

Quand nos gouvernants s’allient avec des « terroristes »

Comment croire que nos gouvernants luttent vraiment contre le « terrorisme islamiste » quand ils sont liés avec des régimes comme l’Arabie Saoudite et le Qatar qui le financent en sous-main ? Comment croire que nos gouvernants luttent vraiment contre le « terrorisme islamiste » quand ils soutiennent et s’allient à des groupes armés islamistes, comme en Libye et en Syrie, en tous points similaires à ceux que nous qualifions dans d’autres contextes de « terroristes » ? Ce sont ceux-là mêmes que nous avons soutenus en Libye que nous avons ensuite combattu au Mali et en Centrafrique, dès le moment où ils ne nous rendaient plus service et s’attaquaient à nos intérêts. Ce sont ceux-là mêmes que nous avons soutenus en Syrie qui ont contribué à la création de cet « Etat islamique » qu’aujourd’hui nous combattons. Laurent Fabius avait d’ailleurs tenu, en décembre 2012, à saluer le « bon boulot » effectué par Al-Nosra (groupe de « djihadistes » affilié à Al-Qaïda) dans la lutte contre le régime de Bachar el-Assad, et ce malgré les atrocités qu’ils ont pu commettre  – propos qui bien sûr ne pouvait relever de l’« apologie du terrorisme ». Si les gouvernements occidentaux détestent tant l’« Etat islamique » et entendent le combattre fermement, ce n’est pas parce qu’il commet des massacres, mais parce qu’il a pris le contrôle de puits de pétrole et refuse de vendre son or noir au prix dérisoire dicté par eux – refuser de se faire piller, prétendre au contrôle de ressources que les puissances occidentales considèrent comme étant à eux, tel est le seul véritable crime commis par l’« Etat islamique ».

Pourquoi nos gouvernants ne luttent pas contre le terrorisme

La peur et le choc comme instrument de contrôle des masses

Nul besoin d’adhérer à des théories « complotistes » pour constater que les attentats terroristes et menaces plus ou moins réelles d’attentats terroristes sont une aubaine, une source de profits immenses pour nos gouvernants et l’ordre qu’ils défendent. Rien de tel que l’effroi et le choc pour brouiller notre perception du réel, désarmer notre esprit critique et au final entretenir notre docilité. Rien de tel pour nous soustraire à la réflexion, à la modération, à la bonté, et nous rendre ainsi plus acceptable des pratiques et des mesures extrêmes. Nos gouvernants savent très bien que la peur est un instrument essentiel à tout pouvoir, que gouverner, ce n’est pas seulement séduire, c’est aussi terroriser, y compris, notamment, par méchants terroristes interposés. Terroriser sous couvert de « protéger du terrorisme » et de « rassurer », telle est la plus sublime entourloupe du pouvoir – la présence de plus en plus systématique et massive de policiers et militaires dans les rues et lieux publics, la multiplicité des affichettes relatives au renforcement du « plan Vigipirate » ont bien davantage pour but d’effrayer que de rassurer ou protéger le citoyen.

Terroriser, donc, pour obtenir le consentement mais aussi pour distraire – nous distraire de nos plus redoutables ennemis (gouvernants, capitalistes, banquiers et autres criminels contre l’humanité) et de leurs agissements, nous distraire de tout ce qui nous menace vraiment (pensons au réchauffement climatique, autre conséquence de notre insatiable avidité, qui menace l’existence même de l’humanité), nous distraire de tous ces crimes, de toutes ces injustices et inégalités contre lesquels il faudrait lutter, nous les faire oublier, ou du moins nous pousser à les relativiser au regard de ce péril que serait le « terrorisme ».

Rien de tel qu’un peuple effrayé ou sous état de choc pour lui faire accepter des mesures, des politiques qu’il n’accepterait pas autrement – ou du moins plus difficilement. C’est ainsi qu’on accepte docilement de nouvelles guerres, comme celle entreprise aujourd’hui en Irak, comme celles entreprises ces dernières années au Mali et en Centrafrique, officiellement pour combattre les « terroristes », en réalité pour maintenir ces pays sous notre contrôle et accentuer leur pillage. C’est ainsi que, sous le coup d’un formidable sentiment d’insécurité, on approuve des législations toujours plus répressives et sécuritaires, qui vont poursuivre la réduction de ce qui nous reste de liberté – y compris d’expression (voir la férocité de la « justice » autour de prétendues « apologies du terrorisme » et les projets de censurer les « incitations à la haine » et les thèses « complotistes » sur le Web – autant de concepts qui ne sont jamais défini avec précision et qui peuvent donc permettre toutes les interprétations et in fine tous les abus) –, de vie privée et permettre du même coup au pouvoir de s’armer plus efficacement contre ceux qui contestent l’ordre établi et contre toute éventualité de révolte populaire – tout cela, bien évidemment, au nom de la défense de la « liberté ». Comme le montre Naomi Klein dans La stratégie du choc, une attaque terroriste, de même qu’une guerre, un coup d’Etat, une catastrophe naturelle ou tout autre traumatisme collectif nous plongent tout un chacun dans un état de choc. Ces événements font voler en éclats notre univers familier, ils nous déboussolent, ils nous désarment psychologiquement et c’est ainsi que nous devenons plus enclins à suivre les hommes politiques qui prétendent nous protéger et apporter des solutions miracles. Un phénomène que nos gouvernants ont bien compris et qu’ils n’hésitent pas à exploiter pour imposer leurs plus ignobles desseins.

Faire passer les ennemis de l’humanité pour ses meilleurs amis

A travers ladite « lutte contre le terrorisme » – comme d’ailleurs à travers la lutte contre « l’extrême-droite » ou contre « l’insécurité » – il s’agit aussi pour le pouvoir et son ordre de se rendre attrayant en donnant à voir toute l’abjection de quelques-uns de ses ennemis, et de canaliser et détourner les colères populaires vers ceux-ci. Comme le disait Guy Debord : « Cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. Elle veut, en effet, être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats. L’histoire du terrorisme est écrite par l’État ; elle est donc éducative. Les populations spectatrices ne peuvent certes pas tout savoir du terrorisme, mais elles peuvent toujours en savoir assez pour être persuadées que, par rapport à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler plutôt acceptable, en tout cas plus rationnel et plus démocratique. » Rien de tel, en effet, pour nos gouvernants, qu’un attentat terroriste, rien de tel pour eux que l’horrible spectacle de la « barbarie terroriste » pour faire oublier leurs propres crimes – et par la même occasion leurs responsabilités dans le surgissement de ces « terroristes » -, pour se présenter en contraste pour des protecteurs, des sauveurs, des grands humanistes et, de la sorte,  se redorer le blason. (François Hollande aurait, dit-on, gagné depuis les attentats de début janvier 20 points de popularité – et il cache à peine sa satisfaction.) Cela vaut aussi, bien entendu, pour ces policiers et ces militaires présentés aujourd’hui comme des héros, comme nos défenseurs, alors qu’ils sont là pour défendre un ordre abject et sont le plus souvent nos bourreaux – et ceux de maints peuples dans le monde. Comment interpréter l’ahurissant attroupement de chefs d’Etat et de gouvernement à la marche en hommage aux victimes des récents attentats à Paris sinon comme une volonté pour ces pyromanes de se faire passer pour des pompiers, pour ces authentiques ennemis de l’humanité de se faire passer pour ses meilleurs amis ? Il est particulièrement emblématique que se soit invité à cette marche Netanyahu, le chef du gouvernement israélien, celui-là même qui, l’été dernier, et sous les yeux des télés du monde entier, a fait massacrer 2000 civils palestiniens à Gaza.

Pour ceux qui nous gouvernent, ou ont du moins la prétention de nous gouverner, il est vital de détourner notre attention et notre indignation vers des ennemis tout désigné, à savoir ici le « terroriste islamiste », et d’encourager la suspicion de tous ceux qui sont suggérés comme étant des terroristes potentiels – les musulmans. C’est ainsi qu’ils comptent nous faire oublier que ce sont eux, les dirigeants politiques, qui sont nos véritables et plus dangereux ennemis. Eux et toute cette horde de parasites et de professionnels du crime et de la rapine (aux premiers rang desquels on trouve les banquiers et les dirigeants et actionnaires des grandes entreprises) qui sont les grands organisateurs et les grands bénéficiaires de cet abject ordre du monde – eux qui réduisent nos vies et notre environnement à de simples instruments de profit que l’on peut exploiter, dégrader et détruire à souhait, eux qui n’ont aucun scrupule à organiser les pires atrocités, à semer la mort, la misère et le malheur à grande échelle, et qui pour tout cela ont une responsabilité écrasante dans la montée de ce « terrorisme islamiste ».

Pour la société elle-même il importe de donner à voir et de marquer d’infamie tous ces « terroristes » à l’instar de tous ces « criminels » et « délinquants » et autres misérables contrevenants aux saintes lois. C’est ainsi que se perpétue la fiction de son innocence, c’est ainsi que nous pouvons occulter le sort de tous ceux dont la vie est sacrifié avec notre consentement et notre complicité tacites : habitants du Sud massacrés par nos armées ou affamés à mort par la rapacité de spéculateurs qui font exploser les prix des aliments de base (un enfant meurt de faim toutes les six secondes, soit presque cinq millions par an, l’équivalent d’un attentat contre Charlie Hebdo chaque minute), « jeunes des cités» ou manifestants tués par notre police, détenus poussés au suicide, SDF acculés à la rue et à la mort, simples citoyens empoisonnés et assassinés sous l’effet des diverses maladies (notamment le cancer, qui tue 150 000 personnes par an en France) engendrées par le culte de la croissance, la préservation de nos modes-de-vie-pas-négociables et son inévitable cortège de pollutions, etc. C’est ainsi que l’on peut occulter, aussi, le saccage de la nature, du climat, l’anéantissement de nombreuses espèces vivantes – des crimes qui auront des conséquences désastreuses pour les générations futures et que l’on doit, là encore, à la cupidité sans bornes des riches capitalistes autant qu’aux obsessions consuméristes de l’Occidental moyen. Si l’attentat contre Charlie Hebdo a pu être une tragédie pour la société française, il a aussi été pour elle une belle occasion d’étaler partout sa bonne conscience, il a aussi été une belle occasion pour tout un chacun de faire oublier sa lâcheté, son indifférence devant le terrorisme de l’argent et ses innombrables crimes. « C’est vrai, d’habitude je n’ai rien à redire des gens qui à l’autre bout du monde se prennent des bombes dans la gueule pour que je puisse payer mon essence pas cher, et je me moque bien des gens ici qui crèvent dans la rue, mais oublions tout : JE SUIS CHARLIE ! Les méchants, ce sont les « terroristes », n’est-ce pas, moi, je suis un gentil ! »

Et plus l’ordre et ses éminents représentants se rendent coupables de crimes, plus ils sont sévères devant la moindre peccadille, même verbale : ainsi faut-il comprendre ces procédures judiciaires engagées à la chaîne à l’encontre de pauvres bougres sans défense (dont l’un était même décrit comme « déficient mental léger »), et même d’enfants de huit ans ( !), ayant eu le tort, parfois sous l’emprise de l’alcool, d’avoir blagué ou ironisé sur les attentats, d’avoir exprimé leur sympathie pour les « terroristes » ou simplement de s’être indigné de l’indignation sélective des autorités. En quelques jours, trente peines de prison ferme ont été prononcées, allant de trois mois à quatre ans ! Une sévérité, une cruauté d’autant plus inouïe qu’au même moment ces persécuteurs proclamaient avec force leur attachement le plus indéfectible… à la « liberté d’expression ». Bien entendu, pas plus qu’ils ne combattent le terrorisme ils ne défendent la liberté d’expression – qui doit être totale ou rien. Il est facile de défendre la liberté d’expression pour soi ou quand cela nous arrange, mais cela n’a rien à voir avec une authentique défense de la liberté d’expression, qui exige de tolérer précisément les propos qui nous gêne ou nous choque.

Pourquoi nos gouvernants ne luttent pas contre le terrorisme

La guerre au service du maintien de l’ordre social

A travers cette « lutte contre le terrorisme », il s’agit aussi d’incarcérer la société dans une logique et un climat de guerre – la « guerre au terrorisme » -, et ainsi de nous faire marcher au pas et neutraliser toute contestation. Puisque l’ennemi « terroriste » a déclaré la guerre à tous les Français en tant que Français, puisque cette guerre les menace et les engage tous, alors tous les Français devraient unir leurs forces et cesser de se « chamailler ». Toute guerre a cela de magique qu’elle insuffle la discipline, qu’elle rend intolérable et même incongrue aux yeux de la plupart toute espèce de dissonance. «Qui n’est pas avec nous est contre nous.» C’est ainsi qu’au nom d’une cohésion jugée cruciale tout vrai débat sur le sujet devient hors de propos, que toute réflexion sérieuse et que tout autre son de cloche que celui du pouvoir devient inadmissible, perçu au mieux comme de l’irresponsabilité au pire comme de la traîtrise et sanctionné à mesure – on a pu voir, dans la France de l’après 7 janvier, un professeur de philosophie accusé d’« apologie de terrorisme » et suspendu pour avoir voulu faire réfléchir (quelle idée !) ses élèves aux causes du « terrorisme islamiste ».

Rien de tel qu’une guerre pour forcer le rassemblement de tous les membres d’une société et, in fine, solidariser les spoliés avec leurs spoliateurs, les exploités avec leurs exploiteurs, les victimes avec leurs bourreaux. Pour qu’elle puisse espérer être remportée, toute guerre exige en effet l’union, l’« union sacrée »… mais une union qui n’est concevable que sous l’autorité et au profit de ceux qui ont le pouvoir et qui implique donc la sanctification de l’ordre social existant. Qui dit soumission à une discipline dit soumission à une hiérarchie, qui ne peut que correspondre avec la hiérarchie sociale établie. La guerre est ainsi l’occasion de (res)souder le peuple autour de ses dirigeants, de le rallier à ses intérêts, de mettre au pas les citoyens les plus rétifs à l’ordre et de mettre en sourdine les sujets de tension et les conflits inévitables qui peuvent traverser une société, en particulier entre nantis et nécessiteux, entre dominants et dominés. Et, bien sûr, la guerre est aussi l’opportunité de canaliser et détourner les colères populaires vers un ennemi commode : un groupe « terroriste » ou un pays étranger. L’idée de la guerre comme outil de maintien de l’ordre social est, si l’on peut dire, aussi vieille que le monde : en 1792, déjà, en France, les « révolutionnaires » bourgeois, effrayés par ces sans-culottes qui aspiraient à un véritable changement social, eurent la bonne idée de les envoyer se faire massacrer aux frontières pour éviter qu’ils mettent leur projet à exécution. Et de même, en 1914, les bourgeoisies européennes en appelèrent ardemment à la guerre pour envoyer les prolétaires s’entretuer et ainsi mieux étouffer leurs velléités révolutionnaires.

Pauvres et bourgeois, sans-abris et milliardaires, chômeurs et banquiers, ouvriers et patrons, policiers et « jeunes des cités », industriels du nucléaire et militants écolos, Philippe Poutou et Nicolas Sarkozy, voici donc que nous devrions tous être unis et frères face à cette menace jugée mortelle – « unis et frères » dans la mesure, bien entendu, où le plébéien met plus d’entrain encore que d’habitude à se laisser exploiter et brutaliser par ses « frères » riches et puissants. Rien de tel que la guerre pour légitimer et conforter les inégalités et injustices d’une société…

Bien sûr, cette « guerre au terrorisme» n’est pas tout à fait une guerre comme les autres. La « guerre au terrorisme» articule à la fois des interventions militaires « classiques » à l’extérieur de nos frontières et une batterie de mesures et opérations policières à l’intérieur. Cette « guerre » telle que nous la vivons, nous Français, a bien peu à voir avec la guerre telle que nous l’imposons à ceux que nous prétendons délivrer des « terroristes ». Il n’y a bien sûr aucune armée en position d’opérer ici des bombardements massifs ou de nous envahir. Cette « guerre », pour nous, se matérialise surtout par la peur d’être attaqué par un ennemi caché au cœur de la population et qui peut frapper n’importe où, n’importe quand – une peur à laquelle peuvent donner corps quelques rares actions sanglantes, mais qui est surtout suscitée, amplifiée et organisée par le pouvoir, lui qui se plaît à nous matraquer d’alertes et à inonder rues et lieux publics de flics, de militaires et de dispositifs sécuritaires. S’il n’y a pas la guerre à proprement parler, il y a malgré tout le sentiment de la guerre, le sentiment d’être en proie à une grave menace, la peur, la suspicion, la paranoïa, la haine et l’obsession de « l’ennemi » instillés dans les têtes, et c’est bien là l’essentiel. La « guerre au terrorisme » a, pour le pouvoir, tous les avantages de la guerre sans avoir aucun de ses inconvénients – et potentiels inconvénients comme celui de se mettre à dos une population exaspérée par de trop grands sacrifices humains. Il faut dire que la « guerre au terrorisme » a ce mérite, contrairement à une guerre « classique » armées contre armées, d’être, par principe, sans fin (on peut abattre tel ou tel groupe « terroriste », on peut réduire à néant provisoirement tel ou tel forme de « terrorisme », mais il y aura toujours des « terroristes » comme il y aura toujours des « criminels », sans compter l’infinie nécessité de nos gouvernants à qualifier de « terroristes », pour le disqualifier, quiconque se soulève contre lui) et de pouvoir perdurer indéfiniment sans troubler plus que cela le fonctionnement « normal » d’une société. Nous ne devons donc pas appréhender la « guerre au terrorisme » comme une parenthèse, comme un moment difficile à passer, mais comme un mode de gouvernement permanent. Si les guerres ont toujours été instrumentalisées au service des pouvoirs établis, toutes ces guerres sont toujours restées jusqu’ici limitées dans le temps – et leurs avantages avec. Elles n’ont jamais pu offrir l’inouï profit qu’est en train d’apporter aujourd’hui cette guerre permanente appelée « guerre au terrorisme ». Qui dit guerre permanente dit permanence d’un mode de gouvernement spécifique à la guerre, où toutes les garanties – pourtant modestes – que peut offrir « l’Etat de droit » au citoyen sont considérées comme autant d’entraves à la bonne marche de la guerre et doivent donc être suspendues sine die. Il est important de comprendre que cette « guerre au terrorisme » ne vise pas à être gagnée – elle est par principe ingagnable -, elle ne vise qu’à justifier la perpétuation d’un état d’exception, ou plus exactement son instauration progressive. La « guerre au terrorisme » vise à nous habituer à vivre sous toujours plus de contrôles, d’intrusions, de surveillance, de répression, d’arbitraire et avec toujours moins de libertés – et finalement à rendre indolore l’avènement d’un implacable régime militaro-policier qui entravera toute possibilité de vie démocratique et écrasera toute contestation sous prétexte de sécurité et de défense nationale.

Derrière la « guerre au terrorisme », une guerre contre les peuples

On le voit, les gouvernements occidentaux prennent prétexte de la « lutte contre le terrorisme » pour intensifier leur emploi de la terreur à l’égard de ceux qu’ils entendent soumettre. Et cela vaut autant à l’égard de leurs propres citoyens qu’à l’égard de tous ces peuples qu’ils prétendent « délivrer » des « terroristes » : Irak, Centrafrique, Mali, etc. Ce sont ces derniers qui souffrent le plus cruellement de cette « guerre au terrorisme », qui en paient un coût humain terrible. Derrière cette « guerre au terrorisme », qui s’affiche comme une croisade noble et salutaire au service de la justice, c’est la poursuite de la guerre menée par les oligarchies occidentales contre les peuples et leur prétention à disposer d’eux-mêmes. La « guerre au terrorisme » c’est un nouveau prétexte pour eux pour apparaître comme des sauveurs dans les pays aux prises avec les « terroristes » et ainsi de légitimer et de multiplier leurs agressions et leurs pillages. La « guerre au terrorisme », pas plus qu’elle n’a de limites temporelles, n’a de limites géographiques, et elle est pour eux l’opportunité de légitimer et banaliser le mépris d’un droit international encore trop encombrant et des plus élémentaires « lois de la guerre », et d’institutionnaliser un véritable état d’exception international à leur avantage. C’est ainsi que les dirigeants étasuniens, en pointe dans cette guerre, se sont cru autorisé ces dernières années à jouer aux cow-boys sans frontières, en lançant dans plusieurs pays des campagnes d’assassinats ciblés de présumés « terroristes » (prétexte au massacre de nombreux civils), en enlevant des présumés « terroristes » un peu partout dans le monde pour les enfermer et les torturer dans des prisons secrètes, en enfermant indéfiniment et sans jugement à Guantánamo – en totale violation des conventions de Genève – des combattants ennemis qualifiés de « terroristes » capturés sur le champ de bataille.

*

Il n’y a pas de « guerre contre le terrorisme », il n’y a que la poursuite, sous un nouveau masque, de la guerre menée par les riches et les puissants contre les peuples pour défendre et étendre leur sinistre domination. Il n’y a pas de « guerre contre le terrorisme », il n’y a qu’une guerre préventive permanente contre nos velléités insurrectionnelles. Ne nous laissons pas avoir.

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Pas de démocratie possible dans un Etat sécuritaire (Giorgio Agamben)

surveillance-cameras-400Un “Patriot Act à la française” est-il souhaitable ? Pas pour le philosophe italien Giorgio Agamben, qui considère que, dans un Etat sécuritaire, la vie politique est impossible. Et la démocratie en danger.

Alors que Bernard Cazeneuve [devait] présenter de nouvelles mesures pour lutter contre le terrorisme [mercredi] en Conseil des ministres, le philosophe Giorgio Agamben, pendant italien de Michel Foucault, a accepté d’évoquer avec nous les séquelles politiques de l’attaque contre Charlie Hebdo. Vilipendeur de l’état d’exception (qu’il a disséqué dans sa trilogie Homo Sacer), il a consacré une bonne partie de sa vie à pointer les dérives du biopouvoir, ce pouvoir qui s’exerce sur les corps et gouverne les hommes.

Tandis que certaines voix parlementaires réclament déjà un « Patriot Act à la française » (du nom de ce texte américain voté sept semaines après le 11 septembre 2001), il dresse le portrait sévère d’une société où le droit à la sécurité, à la sûreté préempte tous les autres, qu’il s’agisse de la vie privée ou de la liberté d’expression. La conséquence des politiques ultra-sécuritaires ? Un système qui abandonne toute volonté de gouverner les causes pour n’agir que sur les conséquences.

Après le choc de Charlie, la classe politique nous parle beaucoup du « droit à la sécurité ». Faut-il s’en méfier ?
Au lieu de parler de la liberté de la presse, on devrait plutôt s’inquiéter des répercussions que les réactions aux actes terroristes ont sur la vie quotidienne et sur les libertés politiques des citoyens, sur lesquelles pèsent des dispositifs de contrôle toujours plus pervasifs. Peu de gens savent que la législation en vigueur en matière de sécurité dans les démocraties occidentales – par exemple en France et en Italie – est sensiblement plus restrictive que celle en vigueur dans l’Italie fasciste. Comme on a pu le voir en France avec l’affaire Tarnac, le risque est que tout dissentiment politique radical soit classé comme terrorisme.

Une conséquence négative des lois spéciales sur le terrorisme est aussi l’incertitude qu’elles introduisent en matière de droit. Puisque l’enquête sur les crimes terroristes a été soustraite, en France comme aux Etats-Unis, à la magistrature ordinaire, il est extrêmement difficile de pouvoir jamais parvenir à la vérité en ce domaine. Ce qui prend la place de la certitude juridique est un amalgame haineux de notice médiatique et de communiqués de police, qui habitue les citoyens à ne plus se soucier de la vérité.

On va vous accuser de faire le lit du conspirationnisme…
Non. Dans notre système de droit, la responsabilité d’un crime doit être certifiée par une enquête judiciaire. Si celle-ci devient impossible, on ne pourra jamais assurer comme certaine la responsabilité d’un délit. On fait comme si tout était clair et le principe juridique selon lequel personne n’est coupable avant le jugement est effacé. Les théories conspirationnistes qui accompagnent invariablement ce type d’événement se nourrissent de la dérive sécuritaire de nos sociétés occidentales, qui jette un voile de suspicion sur le travail politico-judiciaire.

A cet égard, la responsabilité des médias est flagrante. L’indifférence et la confusion qu’ils produisent nous font ainsi oublier que notre solidarité avec Charlie Hebdo ne devrait pas nous empêcher de voir que le fait de représenter de façon caricaturale l’Arabe comme un type physique parfaitement reconnaissable rappelle ce que faisait la presse antisémite sous le nazisme, où on avait forgé dans le même sens un type physique du juif. Si aujourd’hui on appliquait ce traitement aux juifs, ça ferait scandale.

Avant les attentats, les spécialistes du renseignement répétaient tous : « La question n’est pas de savoir si la France sera touchée par un attentat, mais quand elle le sera.  » Présenter l’acte terroriste comme inéluctable est-il un premier moyen de conditionnement du citoyen ?
Le terrorisme est aujourd’hui un élément stable de la politique gouvernementale des Etats, dont on ne saurait se passer. Il ne faut donc pas s’étonner qu’il soit présenté comme inéluctable. Peut-on imaginer la politique étrangère des Etats-Unis sans le 11-Septembre ? Cela est tellement vrai qu’en Italie, qui a été dans les années dites « de plomb », le laboratoire pour les stratégies d’utilisation du terrorisme, on a eu des attentats, comme celui de Piazza Fontana à Milan, dont on ne sait toujours pas s’ils ont été commis par les services secrets ou par les terroristes. Et je crois que le terrorisme est par définition un système où services et fanatisme travaillent ensemble, parfois sans le savoir.

Je partage entièrement la conviction de Marie-José Mondzain [une philosophe française spécialiste des l’image, ndlr] : il n’est pas vrai que nous sommes tous égaux face aux événements terroristes. Une majorité les vit uniquement sur le plan affectif, mais il y a aussi ceux qui veulent en tirer parti politiquement (on les voit déjà à l’œuvre). Il y a, enfin, une minorité qui essaie de comprendre et de réfléchir aux causes véritables. Il faut travailler à ce que cette minorité devienne une majorité.

On a l’impression que les lois antiterroristes sont largement consensuelles à gauche comme à droite, mais que les citoyens ont déserté le débat public autour d’elles.
Pour comprendre l’unité systémique qui s’est établie entre Etat et terrorisme, il ne faut pas oublier que les démocraties occidentales se trouvent aujourd’hui au seuil d’un changement historique par rapport à leur statut politique. Nous savons que la démocratie est née en Grèce au Ve siècle par un processus de politisation de la citoyenneté. Tandis que jusque-là l’appartenance à la cité était définie avant tout par des conditions et des statuts de différentes espèces (communauté cultuelle, noblesse, richesse, etc.), la citoyenneté, conçue comme participation active à la vie publique, devient désormais le critère de l’identité sociale.

Nous assistons aujourd’hui à un processus inverse de dépolitisation de la citoyenneté, qui se réduit de plus en plus à une condition purement passive, dans un contexte où les sondages et les élections majoritaires (devenus d’ailleurs indiscernables) vont de pair avec le fait que les décisions essentielles sont prises par un nombre de plus en plus réduit de personnes. Dans ce processus de dépolitisation, les dispositifs de sécurité et l’extension au citoyen des techniques de contrôle autrefois réservées aux criminels récidivistes ont joué un rôle important.

Quelle place a le citoyen dans ce processus ?
Le citoyen en tant que tel devient en même temps un terroriste en puissance et un individu en demande permanente de sécurité contre le terrorisme, habitué à être fouillé et vidéo-surveillé partout dans sa ville. Or il est évident qu’un espace vidéo-surveillé n’est plus une agora, n’est plus un espace public, c’est-à-dire politique. Malheureusement, dans le paradigme sécuritaire, les stratégies politiques coïncident avec des intérêts proprement économiques. On ne dit pas que les industries européennes de la sécurité, qui connaissent aujourd’hui un développement frénétique, sont les grands producteurs d’armements qui se sont convertis au business sécuritaire, qu’il s’agisse de Thales, Finmeccanica, EADS ou BAE Systems.

La France a voté quinze lois antiterroristes depuis 1986, certains appellent déjà de leurs vœux un « Patriot Act à la française », et pourtant, nous n’avons pu empêcher ni Merah, ni les frères Kouachi, ni Coulibaly. Comment expliquer la faillibilité de ces dispositifs ?
Les dispositifs de sécurité ont d’abord été inventés pour identifier les criminels récidivistes : comme on a pu le voir ces jours-ci et comme il devrait être évident, ils servent pour empêcher le deuxième coup, mais pas le premier. Or le terrorisme est par définition une série de premiers coups, qui peuvent frapper n’importe quoi et n’importe où. Cela, les pouvoirs politiques le savent parfaitement. S’ils persistent à intensifier les mesures de sécurité et les lois restrictives des libertés, c’est donc qu’il visent autre chose.

Ce qu’il visent, peut-être sans en avoir conscience, car il s’agit là de transformations profondes qui touchent l’existence politique des hommes, est le passage des démocraties de masse modernes à ce que les politologues américains appellent le Security State, c’est-à-dire à une société où la vie politique devient de fait impossible et où il ne s’agit que de gérer l’économie de la vie reproductive. Le paradoxe est ici qu’on voit un libéralisme économique sans bornes cohabiter parfaitement avec un étatisme sécuritaire tout aussi illimité. Le moins qu’on puisse dire, c’est que cet Etat, dont le nom renvoie étymologiquement à une absence de souci, ne peut au contraire que nous rendre plus soucieux des dangers qu’il entraîne pour la démocratie. Une vie politique y est devenue impossible, et une démocratie sans vie politique n’a pas de sens. C’est pour cela qu’il est important que les Français se battent contre le projet annoncé par le gouvernement d’une énième loi contre le terrorisme.

Je pense aussi qu’il faut situer le prétendu affrontement entre le terrorisme et l’Etat dans le cadre de la globalisation économique et technologique qui a bouleversé la vie des sociétés contemporaines. Il s’agit de ce que Hannah Arendt appelait déjà en 1964 la « guerre civile mondiale », qui a remplacé les guerres traditionnelles entre Etats.  Or ce qui caractérise cette situation, c’est justement qu’on ne peut pas distinguer clairement les adversaires et que l’étranger est toujours à l’intérieur. Dans un espace globalisé, toute guerre est une guerre civile et, dans une guerre civile, chacun se bat pour ainsi dire contre lui-même. Si les pouvoirs publics étaient plus responsables, ils se mesureraient à ce phénomène nouveau et essayeraient d’apaiser cette guerre civile mondiale au lieu de l’alimenter par une politique étrangère démentielle qui agit au même titre qu’une politique intérieure.

Comment résister à cette tentation sécuritaire ? Existe-t-il des garde-fous ?
Il est clair que, face à une telle situation, il nous faut repenser de fond en comble les stratégies traditionnelles du conflit politique. Il est implicite dans le paradigme sécuritaire que chaque conflit et chaque tentative plus ou moins violente pour le renverser n’est pour lui que l’occasion d’en gouverner les effets au profit des intérêts qui lui sont propres. C’est ce qui montre la dialectique qui lie étroitement terrorisme et réponse étatique dans une spirale vicieuse et virtuellement infinie. La tradition politique de la modernité a pensé les changements politiques radicaux sous la forme d’une révolution plus ou moins violente qui agit comme le pouvoir constituant d’un nouvel ordre constitué. Je crois qu’il faut abandonner ce paradigme et penser quelque chose comme une puissance purement destituante, qui ne saurait être capturée dans le dispositif sécuritaire et dans la spirale vicieuse de la violence.

Jusqu’à la modernité, la tradition politique de l’Occident était fondée sur la dialectique entre deux pouvoir hétérogènes, qui se limitaient l’un l’autre : la dualité entre l’auctoritas du Sénat et la potestas du consul à Rome ; celle du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel au Moyen-Age ; et celle du droit naturel et du droit positif jusqu’au XVIIIe siècle. Les démocraties modernes et les Etats totalitaires du XXe siècle se fondent, par contre, sur un principe unique du pouvoir politique, qui devient ainsi illimité. Ce qui fait la monstruosité des crimes commis par les Etats modernes, c’est qu’il sont parfaitement légaux. Pour penser une puissance destituante, il faudrait imaginer un élément, qui, tout en restant hétérogène au système politique, aurait la capacité d’en destituer et suspendre les décisions.

Source : http://www.telerama.fr/medias/les-francais-doivent-se-battre-contre-le-projet-d-une-enieme-loi-contre-le-terrorisme-giorgio-agamben,121729.php

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Pour approfondir le sujet, un autre article de Giorgio Agamben : « Comment l’obsession sécuritaire fait muter la démocratie« , paru en janvier 2014 dans Le Monde Diplomatique.