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Toute guerre que déclare un gouvernement vise d’abord sa propre population

arton283-a6a3dUn texte écrit quelques jours après les attentats du 13 novembre dernier par les mis en examen de l’affaire Tarnac – à la demande du journal Le Monde qui ne l’a finalement pas publié. Le texte, qui n’a rien perdu de sa pertinence et de son actualité, a été publié ces derniers jours par le site Lundi Matin.

Contre l’état d’urgence, l’urgence de prendre la rue

Il est bien loin le temps où l’on blaguait cyniquement, à la Sous-Direction Anti-Terroriste : « Le terrorisme, il y a plus de gens qui en vivent que de gens qui en meurent. » Et comme il est loin, aussi, le temps où l’antiterrorisme à la française, ou plutôt « à la Bruguière », dégoulinait d’autosatisfaction dans les pages des magazines. Son bijou, l’ « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » (AMT), ne permettait-il pas de neutraliser préventivement qui l’on voulait et de le mettre au frais le temps d’ « attendrir la viande », quand bien même on n’aurait aucun élément à charge ? Et quelle sagesse du côté des juges et des policiers antiterroristes ! : leur sens de la République était tel qu’ils ne songeaient même pas à abuser de cette sorte de béance au sein du code pénal que constitue l’AMT. Ils auraient pu coffrer à peu près qui ils voulaient quand ils voulaient pour le motif le plus futile, et ils ne le faisaient pas. Pour prix de cette surprenante retenue, il était convenu de ne pas trop insister sur les faux, les maquillages et autres petits mensonges dont ils s’étaient accoutumés à consteller procédures et conférences de presse. En matière d’antiterrorisme, c’est l’intention qui compte ; et ici, l’intention ne pouvait être que louable.

L’AMT était une « arme ». Et comme toute arme, elle était appréciée pour son « efficacité ». Le critère policier de l’efficacité n’était certes pas très juridique, mais il s’imposait comme un Glock au milieu de la figure : il n’y avait pas eu d’attentat sur le sol français depuis 1995, ne se lassait-on pas de répéter. Le chantage s’énonçait dans ces termes : « laissez-nous les mains libres, ou il y aura des morts ». De lois en décrets jusqu’au paroxysme de la dernière « loi sur le renseignement », c’est peu dire que les gouvernants successifs, ces vingt-cinq dernières années, se sont courageusement soumis à ce chantage. Les services antiterroristes ont ainsi été peu à peu mis au-dessus des lois. Leur champ d’action ne connaît plus de limite, le secret-défense en est venu à entourer l’essentiel de leurs activités et les dernières voies de recours contre eux ont finalement été démantelées. Il faut bien avouer que des gouvernants à peu près dépourvus de toute prise sur le cours du monde y trouvaient leur avantage : l’armée et la police n’étaient-ils pas les derniers leviers à leur disposition, les dernières forces censées leur obéir ? Et puis l’intérêt des services secrets en matière de communication – puisque telle est désormais la véritable fonction des gouvernants -, c’est que, les informations qu’ils détiennent étant supposées secrètes, on peut mentir à leur sujet sans risquer d’être démenti. Que la DGSI ait pris pour siège, à Levallois-Perret, les anciens bureaux d’Euro RSCG est une coïncidence qui mérite d’être méditée. Un quelconque Cazeneuve peut ainsi se féliciter par communiqué de presse de « l’efficacité des services du ministère de l’Intérieur dans la lutte contre le terrorisme » comme il le faisait encore le 10 novembre dernier, seuls les faits peuvent ramener à son néant ce misérable petit exercice d’autopromotion. Ils n’y manquèrent pas.

Les attaques du 13 novembre signent la déroute complète de « l’antiterrorisme à la française », sorte de monstre bureaucratique fat, veule et moutonnier. La nouvelle rhétorique de la « guerre » qui s’est substituée à la promesse de « sécurité » ne sort pas de nulle part : elle a été élaborée dans les derniers mois en prévision de l’inévitable attentat et afin de masquer par une folle fuite en avant la faillite de tout un appareil, le désastre de toute une politique. Sous ses mâles postures, elle peine à dissimuler l’impuissance flagrante et la désorientation profonde des gouvernants. D’une manière générale, toute guerre extérieure que déclare un gouvernement se comprend d’abord comme un acte de guerre intérieure, et vise d’abord sa propre population, c’est-à-dire la mainmise sur celle-ci, son contrôle, sa mobilisation, et seulement accessoirement la puissance rivale. C’est ce que ne comprendront jamais les géopoliticiens, et qui rend toujours si oiseuses leurs considérations sur « les Américains », « les Russes », « les Chinois » et autres « Iraniens ». C’est aussi ce qui fait que les dernières frappes aériennes françaises dont on s’est empressé d’assurer la publicité ne devaient rien toucher de décisif : elles sont à elles-mêmes leur propre but.

Il est remarquable qu’en dehors de ces frappes de cinéma la récente « déclaration de guerre » consiste essentiellement en l’instauration de l’état d’urgence, c’est-à-dire en une révocation des dernières garanties dont la population dispose envers les abus du gouvernement, les exactions de la police et l’arbitraire des administrations. Cela nous rappelle combien la guerre contemporaine est bel et bien de nature contre-insurrectionnelle, ou comme le dit si bien le général Vincent Desportes qu’elle « ne se fait pas entre les sociétés, elle se fait dans les sociétés. » « La cible de l’action n’est plus l’adversaire, mais la population ». Son « objectif est la société humaine, sa gouvernance, son contrat social, ses institutions ». « Les actions militaires sont véritablement “une façon de parler” ; toute opération majeure est désormais d’abord une opération de communication dont tous les actes, même mineurs, parlent plus fort que les mots. (…) Conduire la guerre, c’est d’abord gérer les perceptions, celles de l’ensemble des acteurs, proches ou lointains, directs ou indirects. » Nous sommes en train de vivre ce que décrit fort justement le Comité Invisible dans À nos amis : « la contre insurrection, de doctrine militaire, est devenue principe de gouvernement. » On a ainsi testé une journée durant la réaction de « l’opinion » à l’annonce de l’annulation potentielle des manifestations contre la COP 21 ; au vu de l’égarement général et de la mollesse des organisateurs de celles-ci, on a décrété dès le lendemain l’interdiction de manifester. Déjà, on envoie le RAID déloger des squatteurs à Lille, on teste des couvre-feux sans queue ni tête, et ce n’est évidemment qu’un début. Avec cet état d’urgence, c’est bien d’une mesure de police contre toute liberté politique qu’il s’agit. On comprend mieux, à présent, la réticence de la population à entonner les rengaines martiales de l’exécutif : elle sait bien qu’au fond c’est elle, la cible de l’offensive qui s’annonce.

Pour nous, et cela ne surprendra personne, il nous semble que le véritable danger ne provient pas du Moyen-Orient, mais des gouvernements successifs qui nous ont plongés dans ces ténèbres et tentent à présent de refermer leur piège sur nous. En nous faisant adhérer à leur guerre, ils spéculent déjà sur les bénéfices qu’ils tireront de la prochaine fois où nous serons pris pour cible. Les attentats, et à présent l’état d’urgence, réalisent le rêve de tout gouvernement : que chacun reste chez soi – la privatisation absolue. C’est évidemment le contraire qu’il faudrait faire : prendre les places, se retrouver dans la rue, occuper les universités, débattre directement de la situation, trouver les mots justes pour se saisir de notre commune condition, rendre l’espace public à sa vocation politique, commencer à s’organiser et cesser de laisser notre destin entre les mains des sanglants imbéciles qui prétendent nous gouverner. Ainsi avons-nous quelque chance de devenir une foule qui se tient, et non plus cette addition de solitudes anomiques qui ne sait pas se défendre lorsqu’elle est attaquée – par son gouvernement ou par des djihadistes.

Source : https://lundi.am/Contre-l-etat-d-urgence-l-urgence-de-prendre-la-rue

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Pour comprendre les meurtres de masse du 13 novembre 2015 (Alain Badiou)

BadiouLundi 23 novembre, au théâtre de la Commune d’Aubervilliers, le philosophe Alain Badiou donnait une conférence au sujet des terribles événements du 13 novembre 2015 à Paris. Son analyse constitue une contribution essentielle à la compréhension de ces meurtres de masse, à mille lieues des discours superficiels des médias et des hommes politiques.

On doit l’enregistrement vidéo de la conférence au site de Là-bas si j’y suis (on retrouvera ici sa transcription écrite)

« Il faut parvenir à penser ce qui est arrivé. Partons d’un principe : rien de ce que font les hommes n’est inintelligible. Dire : « je ne comprends pas », « je ne comprendrai jamais », « je ne peux pas comprendre », c’est toujours une défaite. On ne doit rien laisser dans le registre de l’impensable. C’est la vocation de la pensée, si l’on veut pouvoir, entre autres choses, s’opposer à ce qu’on déclare impensable, que de le penser. Bien entendu, il y a des conduites absolument irrationnelles, criminelles, pathologiques, mais tout cela constitue pour la pensée des objets comme les autres, qui ne laissent pas la pensée dans l’abandon ou dans l’incapacité d’en prendre la mesure. La déclaration de l’impensable c’est toujours une défaite de la pensée, et la défaite de la pensée c’est toujours la victoire précisément des comportements irrationnels, et criminels.

Je vais donc tenter ici devant vous, une élucidation intégrale de ce qui est arrivé. Je vais en quelque sorte traiter ce meurtre de masse comme un des nombreux symptômes actuels d’une maladie grave du monde contemporain, de ce monde dans son entier, et je vais essayer d’indiquer les exigences ou les chemins possibles d’une guérison à long terme de cette maladie, dont la multiplication des événements de ce genre dans le monde est un symptôme particulièrement violent et particulièrement spectaculaire. » Alain Badiou.

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La guerre n’éradiquera pas le terrorisme

A qui sert leur guerre ?

Aucune interprétation monolithique, aucune explication mécaniste n’élucidera les attentats. Faut-il pour autant garder le silence ? Beaucoup jugent – et nous les comprenons – que devant l’horreur de l’événement, seul le recueillement serait décent. Mais nous ne pouvons pas nous taire, quand d’autres parlent et agissent pour nous, nous entraînent dans leur guerre. Faut-il les laisser faire, au nom de l’unité nationale et de l’injonction à penser comme le gouvernement ?

Car ce serait la guerre, désormais. Auparavant, non ? Et la guerre pour quoi : au nom des droits de l’homme et de la civilisation ? En réalité, la spirale dans laquelle nous entraîne l’Etat pompier pyromane est infernale. La France est en guerre continuellement. Elle sort d’une guerre en Afghanistan, lourde de civils assassinés. Les droits des femmes y sont toujours bafoués, tandis que les talibans regagnent chaque jour du terrain. Elle sort d’une guerre en Libye qui laisse le pays ruiné et ravagé, avec des morts par milliers et des armes free market qui approvisionnent tous les jihads. Elle sort d’une intervention au Mali. Les groupes jihadistes liés à Al-Qaeda ne cessent de progresser et de perpétrer des massacres. A Bamako, la France protège un régime corrompu jusqu’à l’os, comme au Niger et au Gabon. Les oléoducs du Moyen-Orient, l’uranium exploité dans des conditions monstrueuses par Areva, les intérêts de Total et de Bolloré ne seraient pour rien dans le choix de ces interventions très sélectives, qui laissent des pays dévastés ? En Libye, en Centrafrique, au Mali, la France n’a engagé aucun plan pour aider les populations à sortir du chaos. Or il ne suffit pas d’administrer des leçons de prétendue morale (occidentale). Quelle espérance d’avenir peuvent nourrir des populations condamnées à végéter dans des camps ou à survivre dans des ruines ?

La France prétend détruire Daech ? En bombardant, elle multiplie les jihadistes. Les Rafale tuent des civils aussi innocents que ceux du Bataclan. Comme en Irak, certains de ces civils finiront par se solidariser avec les jihadistes : ces bombardements sont des bombes à retardement.

Daech est l’un de nos pires ennemis : il massacre, décapite, viole, opprime les femmes et embrigade les enfants, détruit le patrimoine mondial. Dans le même temps, la France vend au régime saoudien, pourtant connu pour financer des réseaux jihadistes, des hélicoptères de combat, des navires de patrouille, des centrales nucléaires ; l’Arabie Saoudite vient de commander 3 milliards de dollars d’armement ; elle a réglé la facture des deux navires Mistral, vendus à l’Egypte du maréchal Al-Sissi qui réprime les démocrates du printemps arabe. En Arabie Saoudite, ne décapite-t-on pas ? N’y coupe-t-on pas les mains ? Les femmes n’y vivent-elles pas en semi-esclavage ? Engagée au Yémen au côté du régime, l’aviation saoudienne a bombardé les populations civiles, détruisant au passage des trésors architecturaux. Bombardera-t-on l’Arabie Saoudite ? Ou bien l’indignation fluctue-t-elle selon les alliances économiques de l’heure ?

La guerre au jihad, dit-on martialement, se mène en France aussi. Mais comment éviter que ne sombrent des jeunes issus en particulier des milieux populaires, s’ils ne cessent d’être partout discriminés, à l’école, à l’embauche, dans l’accès au logement ou dans leurs croyances ? Et s’ils finissent en prison. En les stigmatisant davantage ? En ne leur ouvrant pas d’autres conditions d’existence ? En niant leur dignité revendiquée ? Nous sommes ici : la seule manière de combattre concrètement, ici, nos ennemis, dans ce pays devenu le deuxième vendeur d’armes mondial, c’est de refuser un système qui, au nom du profit à courte vue, produit partout plus d’injustice. Car la violence d’un monde que Bush junior nous promettait, il y a quatorze ans, réconcilié, apaisé, ordonné, n’est pas née du cerveau de Ben Laden ou de Daech. Elle pousse et prolifère sur la misère et les inégalités dont, année après année, les rapports de l’ONU montrent qu’elles s’accroissent, entre pays du Nord et du Sud, et au sein des pays dits riches. L’opulence des uns a pour contrepartie l’exploitation et l’oppression des autres. On ne fera pas reculer la violence sans s’attaquer à ses racines. Il n’y a pas de raccourcis magiques : les bombes n’en sont pas.

Lorsque furent déclenchées les guerres d’Afghanistan et d’Irak, nos mobilisations ont été puissantes. Nous affirmions que ces interventions sèmeraient, aveuglément, le chaos et la mort. Avions-nous tort ? La guerre de François Hollande aura les mêmes conséquences. Il est urgent de nous rassembler contre les bombardements français qui accroissent les menaces et contre les dérives liberticides qui ne règlent rien, mais contournent et nient les causes des désastres. Cette guerre ne se mènera pas en notre nom.

Signataires : Ludivine Bantigny, historienne, Emmanuel Barot, philosophe, Jacques Bidet, philosophe, Déborah Cohen, historienne, François Cusset, historien des idées, Laurence De Cock, historienne, Christine Delphy, sociologue, Cédric Durand, économiste, Fanny Gallot, historienne, Eric Hazan, Sabina Issehnane, économiste, Razmig Keucheyan, sociologue, Marius Loris, historien, poète, Marwan Mohammed, sociologue, Olivier Neveux, historien de l’art, Willy Pelletier, sociologue, Irène Pereira, sociologue, Julien Théry-Astruc, historien, Rémy Toulouse, éditeur, Enzo Traverso, historien.

Source : http://www.liberation.fr/planete/2015/11/24/a-qui-sert-leur-guerre_1415808

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Lire aussi : « NOTRE guerre contre le terrorisme » (Howard Zinn)

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Aux origines de Daesh : l’assassinat de millions de musulmans par les Etats occidentaux

hollande-sabre-arabie-saoudite_4650468-777x437En transmettant les ordres du Président Richard Nixon de bombardement « massif » du Cambodge en 1969, Henry Kissinger utilisa l’expression: « tout ce qui vole sur tout ce qui bouge ».

Alors que Barack Obama mène sa septième guerre contre le monde musulman, depuis que son prix Nobel de la paix lui a été remis, et que François Hollande promet une attaque « impitoyable » sur un pays en ruine, l’hystérie orchestrée et les mensonges nous rendent presque nostalgiques de l’honnêteté meurtrière de Kissinger.

En tant que témoin des conséquences humaines de la sauvagerie aérienne — ce qui comprend la décapitation des victimes, leurs organes éparpillés sur les arbres et les champs — je ne suis pas surpris de cette méconnaissance de l’histoire et de la mémoire, une fois encore.

La montée au pouvoir de Pol Pot et de ses Khmers Rouges, qui a beaucoup en commun avec celle de l’état islamique en Irak et en Syrie (ISIS), en est un bon exemple. Eux aussi étaient impitoyablement moyenâgeux et n’étaient au départ qu’une petite secte. Eux aussi étaient le produit d’une apocalypse made in USA, mais à ce moment-là en Asie.

Selon Pol Pot, son mouvement consistait en « moins de 5000 guérilleros maigrement armés, hésitants en matière de stratégie, de tactique, de loyauté et de leaders ». Après le passage des bombardiers B-52 de Nixon et Kissinger, lors de « l’opération Menu », le démon ultime de l’Ouest n’en crut pas ses yeux.

Les états-uniens larguèrent l’équivalent de 5 Hiroshima sur la province Cambodgienne entre 1969 et 1973. Ils rasaient village après village, revenant encore pour bombarder les débris et les corps. Les cratères laissaient des colliers de carnages, visibles depuis les airs. La terreur était inimaginable.

Un ancien officiel des Khmers Rouges décrivit comment les survivants « s’étaient figés et erraient silencieusement pendant trois ou quatre jours. Terrifiés et à moitié hallucinés, les gens étaient capables de croire tout ce qu’on leur racontait… c’était devenu facile pour les Khmers Rouges de gagner le soutien du peuple ».

Une commission d’investigation gouvernementale Finlandaise a estimé que 600 000 Cambodgiens étaient morts dans la guerre civile qui s’ensuivit, et a décrit le bombardement comme « la première phase d’une décennie de génocide ». Ce que Nixon et Kissinger ont commencé, Pol Pot, leur bénéficiaire, l’a accompli. Sous leurs bombes, les Khmers Rouges devinrent une armée forte de 200 000 personnes.

ISIS a un passé et un présent similaires. Selon la plupart des mesures universitaires, l’invasion de l’Irak de Bush et Blair en 2003 a entraîné la mort d’au moins 700 000 personnes — dans un pays qui n’avait aucun précédent de djihadisme. Les kurdes avaient passé des accords territoriaux et politiques ; les Sunnites et les Chiites présentaient des différences sectaires et de classe, mais étaient en paix ; le mariage intergroupe était commun. Trois ans avant l’invasion, je conduisais à travers l’Irak sans aucune peur, en rencontrant sur la route des gens fiers, par-dessus tout, d’être Irakiens, les héritiers d’une civilisation qui semblait être, pour eux, une présence.

Bush et Blair ont réduit tout cela en miettes. L’Irak est maintenant un foyer du djihadisme. Al Qaida — comme les « djihadistes » de Pol Pot — a saisi l’opportunité fournie par le déferlement de « Choc et d’Effroi » et de la guerre civile qui s’ensuivit. La Syrie « rebelle » offrait des récompenses encore plus importantes, avec les réseaux d’armements de la CIA et des états du golfe, la logistique et l’argent qui passait par la Turquie. L’arrivée de recrues étrangères était inévitable.

Un ancien ambassadeur britannique, Oliver Miles, a écrit que, « Le gouvernement [Cameron] semble suivre l’exemple de Tony Blair, qui a ignoré les conseils importants du ministère des affaires étrangères, du MI5 et du MI6, sur notre politique au Moyen-Orient — et en particulier nos guerres au Moyen-Orient — qui ont été un des principaux facteurs de recrutement de musulmans britanniques pour le terrorisme ici ».

ISIS est la progéniture de ceux de Washington, Londres et Paris, qui, en conspirant afin de détruire l’Irak, la Syrie et la Libye, ont commis un crime épique contre l’humanité. Comme Pol Pot et les Khmers Rouges, ISIS est la mutation issue de la terreur Occidentale propagée par une élite impérialiste, pas le moins du monde découragée par les conséquences des actions prises à distance géographiquement et culturellement.

Leur culpabilité est tabou dans « nos » sociétés, et leurs complices sont ceux qui suppriment cette vérité critique.

Il y a 23 ans, un holocauste a isolé l’Irak, immédiatement après la première guerre du golfe, lorsque les USA et la Grande-Bretagne ont détourné le conseil de sécurité des nations unies et imposé des « sanctions » punitives à la population irakienne — renforçant ironiquement l’autorité domestique de Saddam Hussein. Cela s’apparentait à un siège médiéval.

Presque tout ce qui servait au maintien de tout état moderne fut, dans leur jargon, « bloqué » — de la chlorine, pour rendre potable l’eau, aux stylos d’écoles, en passant par les pièces pour machines à rayons X, les antalgiques communs, et les médicaments pour combattre les cancers auparavant inconnus, nés de la poussière des champs de bataille du Sud, contaminée par l’uranium appauvri.

Juste avant Noël 1999, le département du commerce et de l’industrie à Londres restreignit l’exportation de vaccins servant à protéger les enfants Irakiens de la diphtérie et de la fièvre jaune. Kim Howells, sous-secrétaire d’état parlementaire du gouvernement Blair, a expliqué pourquoi, « les vaccins pour enfants », dit-il, « étaient susceptibles d’être utilisés comme armes de destruction massive ».

Le gouvernement britannique a pu éviter l’outrage en raison de la couverture médiatique de l’Irak — globalement manipulée par le ministère des affaires étrangères — qui blâmait Saddam Hussein pour tout.

Sous couvert d’un programme « humanitaire » bidon, de pétrole contre nourriture, 100$ furent alloués à chaque Irakien, pour vivre pendant une année. Ce montant devait payer pour la totalité des infrastructures de la société, et pour les services essentiels, comme l’électricité et l’eau.

« Imaginez… », m’a dit l’assistant secrétaire général de l’ONU, Hans Von Sponeck, « …que l’on oppose cette somme dérisoire au manque d’eau potable, au fait que la majorité des malades ne pouvaient pas se payer de traitement, et au simple traumatisme de devoir vous en sortir jour après jour, et vous aurez un aperçu du cauchemar. Et ne vous y trompez pas, tout cela était délibéré. Je ne voulais pas, auparavant, utiliser le mot génocide, mais c’est aujourd’hui inéluctable ».

Ecœuré, Von Sponeck a démissionné de son poste de coordinateur humanitaire de l’ONU en Irak. Son prédécesseur, Denis Halliday, un membre distingué de l’ONU, avait également démissionné. « On m’a ordonné », dit Halliday, « de mettre en place une politique qui correspondait à la définition d’un génocide : une politique délibérée qui a effectivement tué plus d’un million d’individus, enfants et adultes ».

Une étude du Fonds des Nations Unies pour l’enfance, l’Unicef, a estimé qu’entre 1991 et 1998, l’apogée du blocus, il y eut 500 000 morts « en excès » d’enfants irakiens de moins de 5 ans. Un reporter TV états-unien rapporta cela à Madeleine Albright, ambassadeur des USA aux Nations Unies, en lui demandant, « le prix en valait-il la peine ? », Albright répondit, « nous pensons que le prix en valait la peine ».

En 2007, l’officiel britannique en charge des sanctions, Carne Ross, connu sous le nom de « Mr Irak », dit à un comité de sélection du parlement, « [les gouvernements US et Britannique] ont effectivement privé une population entière de tout moyen de subsistance ». Lorsque j’ai interviewé Carne Ross trois ans après, il était dévoré de regrets et de repentir. « Je me sens honteux », dit-il. Il est aujourd’hui l’un des rares lanceurs d’alerte qui avertit de la façon dont les gouvernements trompent et du rôle complice critique des médias dans la propagation et le maintien de ces tromperies. « Nous donnions [aux journalistes] des renseignements et anecdotes aseptisés », dit-il, « ou nous les empêchions de travailler ».

L’an dernier, on pouvait lire à la Une du Guardian ce titre qui n’avait rien d’inhabituel : « Face aux horreurs d’ISIS nous devons agir ». Le « Nous devons agir » est un spectre que l’on ranime, un avertissement de la suppression de la mémoire avisée, des faits, des leçons apprises et des regrets ou de la honte. L’auteur de l’article était Peter Hain, l’ancien ministre des affaires étrangères responsable de l’Irak sous Blair. En 1998, lorsque Denis Halliday révéla l’étendue de la souffrance en Irak, dont le gouvernement Blair était le premier responsable, Hain le fit passer lors du journal du soir de la BBC pour un « défenseur de Saddam ». En 2003, Hain soutint l’invasion de Blair d’un Irak déjà blessé, sur la base de mensonges colossaux. Lors d’une conférence plus récente du parti travailliste, il qualifia l’invasion, en la balayant rapidement, de « problème marginal ».

Voilà que Hain demandait « des frappes aériennes, des drones, de l’équipement militaire et autre soutien » pour ceux « faisant face au génocide » en Irak et en Syrie. Ce qui renforcerait « les impératifs pour une solution politique ». Le jour où fut publié l’article de Hain, Denis Halliday et Hans Von Sponeck étaient venus à Londres pour me voir. Ils n’étaient pas choqués par l’hypocrisie mortifère du politicien, mais déploraient l’absence perpétuelle, presque inexplicable, de diplomatie intelligente visant à négocier un semblant de trêve.

A travers le globe, de l’Irlande du Nord au Népal, ceux qui se considèrent mutuellement comme des terroristes et des hérétiques se sont fait face. Pourquoi pas maintenant en Irak et en Syrie ? Au lieu de cela, nous avons une verbosité insipide et presque sociopathologique déversée par Cameron, Hollande, Obama et leur « coalition des volontaires » prescrivant plus de violence, larguée depuis 10 000 mètres d’altitude, sur des endroits où le sang des précédents conflits n’est toujours pas sec. Ils semblent tellement savourer leurs propres violence et stupidité qu’ils sont prêts à renverser leur seul allié potentiel de valeur, le gouvernement Syrien.

Ce n’est rien de nouveau, comme ces fichiers ayant été publiés, car ayant fuité des services de renseignements Britannique-US, le montrent :

« Afin de faciliter l’action des forces libératrices [sic]… un effort spécial doit être fourni pour éliminer certains individus clés [et] procéder à des perturbations internes en Syrie. La CIA est préparée, et le SIS (MI6) tentera de provoquer des sabotages mineurs et des incidents [sic] en Syrie, en travaillant à l’aide de contacts avec des individus… un degré nécessaire de peur… des conflits frontaliers [mis en scène] fourniront un prétexte d’intervention… la CIA et SIS devraient utiliser… leurs capacités à la fois psychologiquement et d’action sur le terrain pour faire croître la tension ».

Cela fut écrit en 1957, mais cela aurait aussi pu être écrit hier. Dans le monde de l’Empire, rien ne change fondamentalement. En 2013, l’ancien ministre des affaires étrangères français Roland Dumas a révélé que « deux ans avant le printemps arabe », on lui avait dit qu’une guerre en Syrie était planifiée. « Je vais vous dire quelque chose », dit-il dans une interview avec la chaîne française LCP, « j’étais en Angleterre deux ans avant la violence en Syrie pour d’autres affaires. J’ai rencontré des hauts fonctionnaires britanniques qui m’ont avoué qu’ils préparaient quelque chose en Syrie. L’Angleterre préparait l’invasion des rebelles en Syrie. Et ils m’ont même demandé, bien que je ne sois plus ministre des affaires étrangères, si j’aimerais y participer… C’est pour dire que cette opération vient de très loin, elle a été préparée, conçue, organisée » (citation en entier, ici).

Les seuls ennemis effectifs d’ISIS sont diabolisés par l’Occident — la Syrie, l’Iran, le Hezbollah et maintenant la Russie. L’obstacle est la Turquie, une « alliée » et membre de l’OTAN, qui a conspiré avec la CIA, le MI6 et les médiévalistes du Golfe pour fournir du soutien aux « rebelles » syriens, dont ceux que l’on appelle aujourd’hui ISIS. Soutenir la Turquie dans sa vieille ambition de domination régionale en renversant le gouvernement Assad entraine une guerre classique majeure et le démembrement terrifiant d’un des états les plus ethniquement diversifiés du Moyen-Orient.

Une trêve — aussi difficile à négocier et à mettre en place fut-elle — est la seule sortie de ce labyrinthe ; autrement, les atrocités de Paris et de Beyrouth se reproduiront. En plus d’une trêve, les auteurs et superviseurs de la violence au Moyen-Orient — les Américains et les Européens — doivent eux-mêmes se « dé-radicaliser » et faire preuve de bonne volonté envers les communautés musulmanes aliénées, partout, y compris sur leur propres territoires.

Il devrait y avoir une cessation immédiate de tous les envois de matériel de guerre à Israël, et la reconnaissance de l’état Palestinien. Le problème de la Palestine est la plaie ouverte la plus purulente de la région, et la justification la plus citée pour l’avènement de l’extrémisme Islamique. Oussama Ben Laden l’avait exprimé clairement. La Palestine offre aussi de l’espoir. Rendez justice aux palestiniens et vous commencerez à changer le monde qui les entoure.

Il y a plus de 40 ans, le bombardement Nixon-Kissinger du Cambodge libéra un torrent de souffrance dont le pays ne s’est toujours pas remis. La même chose est vraie du crime irakien de Blair et Bush, et des crimes de l’OTAN et de la « coalition » en Libye et en Syrie.

Avec un timing impeccable, le dernier livre égocentrique au titre satirique d’Henry Kissinger a été publié, « Ordre Mondial ». Dans une critique servile, Kissinger est décrit comme « un façonneur clé d’un ordre mondial qui est resté stable pendant un quart de siècle ».

Allez dire ça au peuple du Cambodge, du Vietnam, du Laos, du Chili, du Timor oriental et à toutes les autres victimes de son « façonnage ». Ce n’est que lorsque « nous » reconnaîtrons les criminels de guerre parmi nous et arrêterons de nier la vérité que le sang pourra commencer à sécher.

John Pilger

Source et traduction : http://partage-le.com/2015/11/de-pol-pot-a-isis-les-racines-du-terrorisme-par-john-pilger/

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Lire aussi :

« L’Etat islamique, cancer du capitalisme moderne » (Nafeez Ahmed)

La « guerre mondiale contre le terrorisme » a tué au moins 1,3 millions de civils (rapport)

Publié dans Articles, signé réveil-mutin

La « crise des migrants » appelle une révolution politique et culturelle

merkel migrantsAprès s’y être montrée résolument hostile pendant des mois, la bande de médiocres qui prétend diriger la France a finalement consenti à accueillir 24 000 réfugiés syriens supplémentaires… sur deux ans – soit au total 33 000.

Ce que ces messieurs dames osent appeler « générosité » et « fidélité à nos traditions d’accueil » ne relève en fait que d’un pur souci d’image : ils ne peuvent pas se permettre de perdre la face alors qu’une « vague migratoire » inédite depuis des décennies secoue l’Europe, et est au centre de toutes les attentions. Il n’y a, dans l’attitude de la France comme des autres pays européens face à la « crise des migrants », que de l’hypocrisie, que de la bonne conscience mêlée souvent à de l’opportunisme économique – mais absolument aucune générosité. L’Allemagne de Merkel est emblématique de cette fausse générosité, elle qui passe maintenant pour le phare de la bonté humaine alors qu’elle ouvre grand ses frontières aux réfugiés syriens uniquement parce qu’elle a un besoin impérieux de main-d’œuvre.

On accueille quelques réfugiés syriens (tout au plus 150 000 pour toute l’Union européenne) alors qu’ils sont à ce jour plus de cinq millions à avoir fui leur pays en guerre, et les gouvernements européens croient s’en tirer à bon compte ! On fait preuve d’un peu de « générosité » envers les Syriens qui fuient la guerre, mais c’est pour mieux nous faire oublier que l’on va, en parallèle, redoubler d’inhumanité vis-à-vis de tous les autres migrants, en particulier ceux qui fuient la misère – ces migrants, africains pour l’essentiel, qui sont eux des « mauvais » migrants et peuvent continuer à mourir en mer. On voudrait aussi par un peu de « générosité », de « compassion », masquer les raisons pour lesquels les uns fuient la guerre, les autres la misère. On voudrait aussi par des discours faussement « droit de l’hommiste » nous faire oublier les responsabilités des gouvernements occidentaux dans cette catastrophe humanitaire.

Pourtant si l’on veut apporter une véritable aide à tous ces gens qui fuient leur pays, il faut d’abord faire l’effort de rechercher et d’analyser les causes profondes de leur exode.

Aux origines du drame des migrants : nos pillages et nos guerres

On nous dit que les réfugiés syriens fuient la guerre. Mais nous dit-on les responsabilités des pays occidentaux (et notamment de la France) dans cette guerre et ce chaos qui frappent les Syriens ? Il y a bien sûr la responsabilité écrasante d’Assad et de son régime détestable, mais était-il bien responsable d’armer contre lui des groupes djihadistes affiliés à Al-Qaïda, comme l’ont fait la France et les Etats-Unis, et qui ont par la suite participé à la création de l’ « Etat islamique » ? La France, aveuglée par son désir de faire tomber Assad à tout prix, non pour y installer la « démocratie » comme elle le prétend mais pour pouvoir contrôler un point hautement stratégique dans le transit du gaz et du pétrole de toute la région, a enfoncé la Syrie dans le chaos. Si la Syrie, mais aussi l’Irak et la Libye sont en proie aujourd’hui au chaos et sous la menace d’islamistes parmi les plus sinistres, il n’y a rien de bien mystérieux : c’est la conséquence de nos guerres soi-disant « pour la démocratie » et en réalité pour le contrôle et le pillage de leurs richesses ; des guerres et leur cortège de dévastations et d’humiliations qui ne pouvaient guère propager au cœur des populations locales autre chose que haine et extrémisme. Comment peut-on, après avoir allumé l’incendie et répandu le sang, rechigner à tendre la main à ces gens qui viennent demander asile ? Comment peut-on, comme la France, être l’un des plus grands marchands d’armes au monde et se sentir aussi peu responsables du sort de ceux qui fuient la guerre et les massacrons ? Et quand bien même n’aurions-nous aucune responsabilité dans ces guerres, nous n’aurions pas moins un devoir de solidarité ; rien ne saurait excuser notre indifférence.

Quant aux migrants qui fuient la misère, essentiellement des Africains, on ne nous en dit pas davantage sur la terrible responsabilité – là encore – des pays occidentaux. On ne nous dit pas à quel point nous pillons les pays du Sud, en particulier ceux du continent africain, et y semons par là la misère. On ne nous dit rien des mécanismes par lesquels ce pillage s’organise – un pillage qui n’est pas moins intense qu’à l’époque de la dite colonisation. On ne nous dit rien du rôle clé que jouent nos guerres et interventions armées en Afrique et ailleurs dans ce pillage organisé. On ne nous dit rien, par exemple, des « accords » commerciaux iniques qui imposent aux Africains de vendre leurs matières premières à des coûts inférieurs à celui du marché mondial et interdisent la taxation des produits importés d’Europe. On ne nous dit rien du contrôle étroit qu’exerce la France sur la politique monétaire de ses ex-colonies d’Afrique à travers le Franc CFA. On ne nous dit rien de ces dettes pharamineuses et illégitimes, contractées par le passé par des dictateurs et politiciens malhonnêtes, que l’on ose réclamer aux pays africains, et dont le paiement des intérêts prend souvent une énorme place dans les budgets nationaux et empêchent le financement de services indispensables à la population. On ne nous dit rien des agissements des multinationales, pleines d’imaginations pour ne pas payer l’impôt et pratiquer la fraude fiscale. Surtout, on ne nous dit pas à quel point la puissance de notre économie et notre haut niveau de vie sont redevables de ce pillage.

Accueillir toute la misère du monde ? Non, cesser de la fabriquer !

A ceux qui réclament que l’on tende la main aux migrants qui débarquent en Europe, on oppose le sempiternel et lassant « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». S’il faut accueillir ceux qui frappent à nos portes, il s’agit bien moins d’« accueillir toute la misère du monde » que de cesser de la fabriquer. Cette misère que l’on regarde comme si nous y étions étrangers, c’est bel et bien notre misère. Cette misère est d’abord le fruit de notre misère morale.

Ne plus fabriquer cette misère implique de mettre hors d’état de nuire tous ceux qui organisent le pillage et la mise à sac des pays du Sud, dirigeants politiques et économiques en tête. Ce qui veut dire aussi, concrètement : cesser d’alimenter ces mécanismes de pillage en adoptant des modes de vie plus sobres. Il faut bien comprendre que notre niveau de vie actuel, à nous la plupart des Occidentaux, n’est possible que par le pillage des pays du Sud et le maintien d’une grande partie de leur population dans la misère. Il faut bien comprendre, par exemple, que notre usage effréné de la voiture implique un approvisionnement bon marché en pétrole et donc l’usage régulier de la force contre les pays arabes. Dès lors, nous devons nous faire un devoir de refuser tout confort et toute jouissance bâtis sur la souffrance et la misère. Il faut aussi comprendre que nos modes de vie ne sont pas généralisables – ils sont écologiquement insoutenables – et sont dès lors doublement indéfendables. Il s’agit donc pour nous de « vivre simplement pour que d’autres puissent simplement vivre » comme le disait Gandhi – et qui est le véritable sens de l’austérité. Il s’agit donc pour nous de faire le choix entre « l’eau pour tous ou le champagne pour quelques-uns » pour reprendre l’avertissement du président burkinabè Thomas Sankara, l’un des rares présidents africains à avoir tenu tête aux prédateurs occidentaux.

Aider vraiment les pays du Sud, c’est d’abord cesser de leur nuire

Ne plus fabriquer cette misère, ne plus contribuer aux guerres pour le contrôle des ressources comme le pétrole, cela exige un véritable bouleversement de notre regard sur le monde. Il s’agit notamment d’en finir avec notre regard condescendant, notre regard colonial sur l’Afrique et l’ensemble des pays du Sud. Depuis le XIXe siècle nous n’avons cessé de regarder l’Afrique, en particulier, comme un continent démuni, un continent « en retard », « sous-développé », peuplé d’incapables, et qui aurait forcément besoin de l’aide des Occidentaux – et nous avons fini par insinuer chez ces populations un véritable sentiment d’infériorité. Jadis on voulait « civiliser » l’Afrique, aujourd’hui on veut la « développer », mais la condescendance reste la même. Aider véritablement l’Afrique requiert pour les Occidentaux de cesser instamment d’inoculer aux Africains le poison du « développement », cet idéal faussement bienveillant qui a surgit dans les années soixante lors de la « décolonisation » et dont le but était d’imposer aux pays du Sud notre imaginaire consumériste et notre modèle économique destructeur – qui serait le seul modèle de « développement » possible – pour en faire des instruments plus dociles et plus productifs. Un « développement » qui a surtout consisté à détruire toutes les structures économiques traditionnelles, à saccager toutes les solidarités communautaires qui faisaient depuis des siècles la richesse de ces pays et les prémunissait contre la misère. Un « développement » qui a placé les Africains sans défense face aux prédateurs capitalistes et leur a fait connaître des drames humanitaires sans équivalent dans leur histoire. « N’est sous-développé que celui qui accepte l’image du développement de ses maîtres » disait Guy Debord. Laissons les Africains, qui ne sont pas moins capables et inventifs que nous, mettre au point et choisir leurs propres modèles économiques. Cessons de nous sentir supérieurs aux Africains, cessons de prétendre vouloir les aider quand nous exigeons en réalité qu’ils nous aident – à acquérir puissance et opulence.

Aider véritablement tous ces gens originaires de ces pays en proie à la misère ou à la guerre, c’est d’abord, on l’aura compris, cesser de leur nuire. Cessons de les piller, cessons de mettre leurs pays à feu et à sang, réparons nos torts et nos crimes commis jusqu’ici. Autrement dit : réduisons drastiquement les inégalités de richesse entre nos pays et les leurs, développons avec eux des relations équitables. Nous avons pour cela l’impérieux devoir d’élever notre niveau de conscience, d’accéder à une perception globale des choses, d’être capable de penser à l’échelle du monde, d’être capable d’appréhender les problèmes sous ses différents points de vue, d’être capable d’appréhender les conséquences de nos actes dans tous les domaines et d’un bout à l’autre du globe.

Bien sûr, il est possible que parmi tous ces gens qui essaient de venir en Europe, certains fuient moins la misère qu’ils ne cherchent à profiter de notre niveau de vie. Mais là encore, on ne voit pas très bien ce qu’on pourrait leur objecter. On ne voit pas très bien pourquoi, face à un tel pillage et un partage si injuste du gâteau, les habitants du Sud n’auraient pas le droit de reprendre un peu de ce que nous leur volons. Il ne faudrait quand même pas inverser les rôles et les dépeindre comme des vandales alors que nous sommes les premiers vandales. Tant que 20% des habitants de cette planète continueront à s’accaparer 80% des richesses du globe, les flux migratoires que nous connaissons aujourd’hui continueront – et même s’amplifieront.

malheurs de l'afrique
Oui, nous avons les moyens d’accueillir des migrants !

Dans l’immédiat, on ne peut décemment faire autrement que d’accueillir ces gens qui frappent à nos portes. C’est bien là la moindre des choses à faire. Un accueil qui doit se faire sans quelque arrière-pensée économique que ce soit. Pas plus que nous ne devons ajouter du malheur au malheur en refusant d’accueillir les réfugiés, nous ne devons – comme l’Allemagne aujourd’hui – appréhender ces gens comme une main d’œuvre utile et ainsi ajouter aux pillages des ressources naturelles le pillage des cerveaux et des talents. Nul doute que la plupart de ceux qui fuient par désespoir en Europe, que ce soit la guerre, les persécutions ou la misère, ne demanderaient qu’à retourner chez eux et à contribuer au bien de leur patrie – et nous devons en temps voulu les aider à retourner là d’où ils viennent si telle est leur volonté. Ceux qui s’extasient égoïstement devant l’ « opportunité économique » représentée par l’arrivée de migrants, sans se soucier de la perte que représente leur départ pour leur pays, ne valent guère mieux que ceux qui se les représentent à l’inverse comme des « coûts » et des « charges ».

Au passage, il est important de souligner que la fausse générosité dont nous parlons à propos des réfugiés a toujours valu – et vaut encore – pour l’ensemble des immigrés. Si les nations occidentales favorisent l’immigration depuis des décennies (certes à des degrés variables selon les pays et les époques), c’est toujours pour des raisons économiques. En France, au lendemain de la seconde guerre mondiale et pendant les « trente glorieuses », nous avions besoin de main-d’œuvre et alors nous avons eu recours à une importante immigration. Depuis les années 70, nous n’avons plus vraiment besoin de main-d’œuvre mais les capitalistes, les dirigeants économiques réclament toujours avec force et en permanence l’arrivée de nouveaux immigrés, de manière légale ou non. Les sans-papiers permettent en effet à nombre de patrons d’avoir une main-d’œuvre bon marché et docile, mais surtout l’apport continu d’immigrés légaux (parfois très qualifiés) sur le marché du travail contribue à maintenir à un haut niveau le chômage – ce qui permet, par la peur du chômage, par le chantage au chômage, de rendre les travailleurs toujours plus dociles face aux exigences patronales ; ce qui permet aussi, par une concurrence toujours plus féroce, de dresser les salariés et les chômeurs les uns contre les autres selon leurs origines. Autrement dit, l’immigration est utilisée par les dirigeants économiques dans un objectif de maintien de l’ordre capitaliste – une réalité que les dirigeants politiques, qu’ils s’affichent enthousiastes, réservés ou hostiles à l’immigration, s’activent à occulter par des discours et des débats superficiels. Constater cela ne veut bien sûr pas dire qu’il faille fermer nos cœurs et nos frontières et encore moins renvoyer chez eux les immigrés clandestins – comme le voudrait l’extrême-droite.

Bien sûr, on peut comprendre aisément que les Français les plus précaires, les sans-abris et tous ceux-là qui sont abandonnés par les pouvoirs publics et le reste de la société à un triste sort puissent prendre mal le fait que l’on offre à des réfugiés ce à quoi ils n’auraient pas droit. On peut aussi comprendre, de manière générale, qu’ils n’affichent pas un enthousiasme débordant par rapport à l’immigration, alors que tout est fait pour qu’ils deviennent xénophobes et racistes. Mais il faut le dire, le répéter : la France est riche. La France est pleine de ressources, n’en déplaise à toutes les crapules politiciennes qui s’activent à répandre le mensonge selon lequel « on n’aurait pas les moyens » d’accueillir de migrants et à dresser les déshérités d’ici contre les malheureux venant d’ailleurs – autant de manœuvres pour éviter que nous remettions en cause les inégalités de richesse entre Français comme au niveau international. Oui, la France est riche, elle n’a même jamais été aussi riche – riche au prix précisément de toute cette misère et de toutes ces guerres que nous suscitons. Il n’y a pas à choisir entre aider « nos SDF » – dont le sort intéresse soudainement cette horde de bonimenteurs – et tous ceux qui sont victimes, hors de nos frontières, de notre soif de richesses matérielles. Nous devons et pouvons aider les uns et les autres. Comment peut-on oser prétendre que nous manquons en France de ressources alors que les riches sont toujours plus riches, que les dix familles les plus riches de ce pays ont vu leur patrimoine grossir de 57 milliards en 2014 ? Comment peut-on oser prétendre mensonge pareil alors même qu’un patron incompétent et nuisible, comme celui d’Alcatel, peut se permettre de quitter son poste avec sept millions d’euros de bonus ? Comment peut-on oser prétendre qu’on ne peut pas loger ces réfugiés alors que, selon l’INSEE, il y a plus de 2 400 000 logements vacants en France ! Comment diable peut-on mettre sur un même plan nos difficultés et celles des migrants ?

Les migrants ne sont pas nos ennemis

Bien entendu, il ne faut pas s’attendre à ce que les gardiens de l’injustice sociale nous présentent les migrants autrement que comme une menace terrible, autrement que comme des voleurs et des fauteurs de troubles, que ce soient ouvertement comme la droite et l’extrême-droite ou plus subtilement comme la « gauche » façon Hollande-Valls. Il faut bien cela pour tenter de nous faire perdre de vue ceux qui nous menacent vraiment, ceux qui sont véritablement nos ennemis, à savoir cette horde de sangsues (patrons de grandes entreprises, banquiers, actionnaires…) dont ils sont les larbins, ceux-là qui accaparent d’immenses richesses au détriment de tous, ceux-là qui organisent et sèment la misère et le malheur à grande échelle. Pour les véritables fauteurs de misère, il est capital de faire croire aux pauvres que tous leurs problèmes viennent d’autres pauvres : c’est ainsi que l’on dresse le salarié contre le chômeur et l’« assisté », c’est ainsi que l’on dresse le Français « de souche » contre l’immigré, l’étranger, le Rom, le Musulman. Quand les pauvres se font la guerre, les riches vivent en paix.

S’il est vrai que nous, Français, manquons de ressources, ce ne sont pas de ressources matérielles et financières, mais plutôt de ressources morales, affectives. L’égoïsme, l’absence totale d’empathie, la mesquinerie, la bêtise, la mauvaise foi dont font preuve une partie hélas non négligeable des Français à l’égard de ces migrants dit beaucoup sur la santé morale de nos sociétés occidentales. Il nous faut être pris d’une profonde cécité morale pour appréhender les malheureux de la terre comme un véritable fardeau, comme d’une charge trop lourde pour nous tout en considérant comme légitimes et louables les exactions à grande échelle des riches. Il est trop facile de mettre cette misère morale sur le dos d’agitateurs d’extrême-droite ou sur un racisme prétendument inhérent aux classes populaires. Le mal est plus profond. C’est tout un système de valeurs, reposant sur le chacun pour soi et la religion de l’argent qui est ici en cause. On ne peut pas, comme nombre d’adeptes de la « gauche » façon Hollande-Valls, défendre la guerre de tous contre tous et ses multiples ravages (chômage de masse, précarité, misère, etc.) et s’étonner que ceux qui en sont victimes aujourd’hui se montrent réticents à l’accueil des réfugiés. On ne peut pas inoculer le poison du chacun pour soi dans les consciences et reprocher soudainement aux gens de sombrer dans le repli sur soi.

L’exigence d’une révolution politique et culturelle

Nous parlons de « crise des migrants », mais c’est surtout de notre crise qu’il s’agit. De la crise de l’Occident. Nous sommes peut-être en fin de compte les plus à plaindre, nous qui manquons de ressources morales, autrement dit de véritables richesses, nous qui croyons naïvement qu’il suffit de disposer de ressources matérielles, financières, technologiques pour faire le bonheur du monde malgré le démenti que chaque jour apporte. Chaque jour nous montrons notre incapacité à éradiquer la misère comme à stopper la destruction de l’environnement ; nous n’y arrivons pas parce que la solution à ces deux problèmes comme à tant d’autres n’est ni matérielle ni financière ni technologique mais d’abord morale. Pas plus que les « petits gestes » ne sauveront l’environnement, la compassion et la charité n’éradiqueront la misère. Il faut impérativement sortir du capitalisme, sortir de la religion du profit. La résolution des problèmes du monde actuel exige une véritable révolution politique, philosophique, culturelle. Elle exige un véritable changement de paradigme. Elle exige une toute autre manière d’appréhender le monde.

Nous ne changerons pas le monde sans retrouver nos ressources morales : l’entraide, l’altruisme, le don, le partage, la générosité, l’empathie, l’attention, l’humilité. Et sans chasser de nos têtes ces poisons que sont l’égoïsme, la cupidité, l’avidité, le calcul, l’esprit de compétition. Nous ne changerons pas le monde sans admettre d’abord que c’est la solidarité, la qualité des relations humaines – et non l’amour des richesses matérielles – qui font l’abondance et le bonheur des sociétés. Nous voyons bien que notre monde croule sous les richesses matérielles et que cela n’empêche guère la misère de s’épanouir, bien au contraire. Si tous les cinq secondes ( !) dans le monde un enfant meurt de faim ce n’est pas parce qu’il n’y aurait pas assez à manger pour tout le monde (l’agriculture mondiale pourrait nourrir neuf milliards d’habitants) mais bien parce que l’égoïsme et la cupidité font hélas la loi. Nous ne changerons pas le monde si nous ne rompons pas radicalement avec le discours débile et pernicieux qui fait passer les riches pour des êtres supérieurs et des bienfaiteurs de l’humanité – et, au contraire, les pauvres pour des incapables et des boulets. Nous ne changerons pas le monde si nous ne rendons pas honteux l’amour de l’argent et infamant son accumulation – il est temps de faire reconnaître que nous ne pouvons pas accueillir toute la cupidité du monde. Nous ne changerons pas le monde si nous ne savons pas opposer et promouvoir une autre idée de la vie, de la richesse, du bonheur, de la réussite.

Dès aujourd’hui, il faut opposer à la bassesse morale ambiante une insurrection de la bonté. Il nous faut renouer avec la grandeur. Il nous faut renouer avec la solidarité, mais une véritable solidarité, pas la fausse solidarité façon Restos du Cœur qui ne s’attaque pas aux causes des problèmes et ne fait que donner bonne conscience aux donateurs tout en confortant un ordre injuste. Une solidarité radicale et conséquente, c’est-à-dire une solidarité qui implique l’humilité et le renoncement à tout égoïsme et à toute cupidité. Une solidarité subversive, c’est-à-dire une solidarité qui détruit toutes les structures inégalitaires et oppressives et institue une société enfin humaine. Une solidarité clairvoyante, c’est-à-dire une solidarité mondiale, une solidarité qui s’inscrit dans l’inébranlable conviction que nous appartenons tous à une seule et même famille ; que nous sommes tous des égaux ; que nous sommes responsables de tous nos frères humains ; que rien de ce qui arrive aux autres ne peut nous être étranger.