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Les pouvoirs ont moins besoin de nous réprimer que de nous angoisser (Gilles Deleuze)

melancolia_bergen_munchNous vivons dans un monde plutôt désagréable, où non seulement les gens, mais les pouvoirs établis ont intérêt à nous communiquer des affects tristes. La tristesse, les affects tristes sont tous ceux qui diminuent notre puissance d’agir. Les pouvoirs établis ont besoin de nos tristesses pour faire de nous des esclaves. Le tyran, le prêtre, les preneurs d’âmes, ont besoin de nous persuader que la vie est dure et lourde. Les pouvoirs ont moins besoin de nous réprimer que de nous angoisser, ou, comme dit Virilio, d’administrer et d’organiser nos petites terreurs intimes. La longue plainte universelle qu’est la vie … On a beau dire « dansons », on est pas bien gai. On a beau dire « quel malheur la mort », il aurait fallu vivre pour avoir quelque chose à perdre. Les malades, de l’âme autant que du corps, ne nous lâcheront pas, vampires, tant qu’ils ne nous auront pas communiqué leur névrose et leur angoisse, leur castration bien-aimée, le ressentiment contre la vie, l’immonde contagion. Tout est affaire de sang. Ce n’est pas facile d’être un homme libre : fuir la peste, organiser les rencontres, augmenter la puissance d’agir, s’affecter de joie, multiplier les affects qui expriment un maximum d’affirmation. Faire du corps une puissance qui ne se réduit pas à l’organisme, faire de la pensée une puissance qui ne se réduit pas à la conscience.

Gilles Deleuze, Dialogues avec Claire Parnet

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Ce qui caractérise le pouvoir, c’est de toujours avancer masqué ; ce qu’il cache, c’est sa vacuité

artoff831Haut les tartes ! Bas les masques !

Politique et métaphysique de l’attentat pâtissier en milieu spectaculaire-marchand

Par Alain Guyard,
Docteur honoris causa
mon cul ma tête est malade,

Tartosophe.

Trois mille ans de puissance étatique, foncière, militaire, religieuse et patriarcale suffisent pour nous en convaincre : ce qui caractérise le pouvoir, c’est qu’il ne sort de son antre qu’habillé, maquillé, enrobé, enveloppé, enduit. Le pouvoir avance toujours masqué, sous le drap pesant de la pourpre sénatoriale, sous l’aigle et le laurier de la Rome impériale, sous le postiche du pharaon, sous la couche épaisse du fard télévisuel. Et ce que tout gouvernant redoute le plus, ce n’est pas tant qu’on l’orne, qu’on le barbouille ou qu’on le couvre, mais au contraire, qu’on le dé-masque.

La première affaire de ce genre est rapportée il y a trois mille ans dans cette sous-littérature pesante et interminable rédigée par et pour des chameliers schizophrènes, phallocrates et incestueux : la Bible. Noé y apparaît, chef de la dernière troupée d’humains ayant survécu au Déluge. A peine a-t-il le temps d’inventer la viticulture qu’il finit saoul comme une vache, vautré à loilpé sous sa guitoune. Découvert en l’état par son fils Cham, ce dernier, voyeur malgré lui, sera puni par une bien saloparde malédiction de la part de dieu et réduit en esclavage. Notons déjà l’embrouille bien glandilleuse : on ne sanctionne pas celui qui porte le masque de la grandeur et qui l’oublie au fond des ouatères en s’en revenant d’aller vomir ; on condamne le témoin de la nudité du roi. Belle endauferie…

Mon lectorat pinailleux pourra toujours dire qu’il s’agit d’une histoire bien ancienne, et réservé à des temps barbares peu enclins au naturisme. Il n’empêche qu’elle reste une obsession pour tout le moyen-âge qui ira même jusqu’à dédoubler le corps du roi. Louis le quatorzième débourre sur scène et lâche sa prune devant des marquises en pamoison, c’est un fait. Mais ce qu’on admire, ce n’est pas l’homme déboyauté qui pète et chie ; mais celui qui incarne, symbolise le grand corps de France, son corps glorieux, royal, iridescent comme celui du soleil qui danse à Versailles. L’un est caché par l’autre ; le caca trop humain s’escamote dans les ballets froufroutant de Lully.
Et cette règle du pouvoir qui est pouvoir tant qu’il se farde et cache sa nudité est confirmée par le premier théoricien de l’État moderne, Machiavel. Le gouvernant, dit-il, tient parce qu’il ment et dissimule, et sait arborer en toute situation le masque de la sincérité et de l’engagement pour mieux couvrir ses intentions et tromper sur sa nature. On ne peut triompher en politique qu’à la condition que l’on renonce à être fidèle à soi. Ainsi est-il plus facile d’être parjure et par conséquent, imprévisible aux yeux de ses adversaires. Et c’est l’imprévisibilité dans l’action qui donne au politique le coup d’avance dans la conquête ou la conservation du pouvoir. C’est pourquoi Machiavel adore Florent II de Médicis, car ce dernier trahit ses engagements avec autant d’aisance que l’enfant caché d’une partouze Cahuzac / Balkany.

Rétorquera-ton que les temps ont changé depuis Machiavel ? Peau de balle ! Corrigeons avec le saturnien Debord pour dire qu’ils se sont aggravés. La mort du politique et sa substitution par le monde du spectacle intensifie le rôle du masque et du secret. Ses Commentaires à la société du spectacle rédigés en 1988 prophétisent notre monde, celui de l’accentuation du processus de dissimulation. Dorénavant, tout pouvoir politique ne tient que par les services secrets. La fonction de ces derniers n’est pas l’espionnage ou l’infiltration mais l’extension du régime de mensonge à toute la société, et le renversement des valeurs fondatrices du lien politique : la guerre devient la paix ; l’ami devient l’ennemi ; le mensonge, la vérité. Debord montre ainsi que par la société n’est plus rien d’autre qu’une grande mascarade policiario-spectaculaire. Barbouze über alles. Il y a du Noé chez nos présidents quand les journalistes retouchent les bourrelets disgracieux sur les photos de Sarko. Il y a du Louis XIV chez nos présidents quand on file dix mille boules au coiffeur de Hollande pour barbouiller de jais le blanc de ses tempes. Il y a du Florent II chez tous nos présidents parce qu’ils trahiront tous, quels qu’ils soient, tous les engagements de leur campagne. Il y a chez eux tous le masque de la vache à peau bleue, barbotant qu’ils sont tous dans le trouble chaudron des cuisines policières et barbouzardes.

Mais pourquoi le pouvoir a-t-il besoin du masque ? Parce qu’il cache sa propre vacuité. Mis à nu, il se révèle comme un néant. Car aucun homme n’est habilité à dominer un autre, et aucun droit ne devrait autoriser la subordination. Allons même plus loin. On parle beaucoup de l’ambition politique, et l’on nous fait croire, depuis trois mille ans que, pour gouverner, il en faut, de la force de caractère. Nous disons merde à cette flagornerie-là, et soutenons le contraire : ont de l’ambition politique ceux qui se fuient eux-mêmes, parce qu’ils sont effrayés de leur propre vacuité. On domine autrui par peur et faiblesse d’avoir à contempler en soi sa propre béance. Rajoutons-en une couche, puisque nous approchons à grand pas de notre issue pâtissière. Pourquoi les hommes politiques veulent-ils laisser leur empreinte à l’extérieur, dans le corps des lois, dans le corps de leurs concitoyens suppliés, dans le corps des femmes qu’ils possèdent et consomment ? Parce qu’en laissant une empreinte à l’extérieur d’eux-mêmes, ils essaient de se convaincre qu’ils ont une densité intérieure, qu’ils n’ont pas de vide en eux. Viendra un jour où l’on comprendra enfin que l’ambition politique relève de la sociopathologie, que l’exercice du gouvernement est le symptôme d’une dévastation intérieure et que le vote pour un candidat est un phénomène criminel aggravant de sa maladie mentale.

On dira alors : rendre service au politique, cette baudruche enflée de sa vanité qui cache sa vacuité sous le masque, c’est lui arracher son déguisement. Nous ne le croyons guère. Car vouloir arracher le masque, c’est croire que se révélera dessous le vrai visage, sincère, du politique. Mille et une émissions s’essaient d’ailleurs à cette imposture, en invitant les politiques de tout bord à poser un moment le masque, pour que le veau télévisuel écrasant une larme compassée, puisse découvrir son vrai visage. C’est supposer qu’il y a un vrai visage sous le masque, et que l’acteur qu’est l’homme politique est prêt, quand on lui demande de quitter la scène, à renoncer au rôle pour redevenir lui-même. Encore une fois nous disons : de la merde, que cette opinion-là. Car comme nous l’expliquions plus haut, ce qui distingue le politique de l’homme ordinaire, c’est qu’il porte un masque non pas pour camoufler son visage, mais parce qu’il n’en a pas, dessous. Le propre du politique, comme sociopathe ébranlé par sa vacuité intérieure, c’est qu’il porte un masque sans visage. Personnalité vitrifiée, dépossédée de sa parole propre au bénéfice d’éléments de langage, dépourvu de toute spontanéité, de toute ironie, de toute distance par rapport à lui-même, incapable de jouer contre lui-même, il est l’homme sans intérieur, il est l’homme dévasté. Il n’est donc pas possible de lui retirer son masque parce qu’il fait corps avec et que si visage il y avait, il partirait avec le masque, ne laissant la place qu’à un trou béant au-dessus des épaules.

Mais quoi faire alors ? A défaut de retirer le masque, il est possible de l’annihiler, en neutralisant sa mascarade par une mascarade plus forte encore. Et c’est l’objet de l’entartage.

Il y a peu, un appel [1] a été lancé à l’extension du domaine de la lutte pâtissière, exhortant tout un chacun à prendre son destin en main pour entarter tous les fesse-mathieux présidentiables, afin de convertir ces pitoyables simagrées spectaculaires et marchandisées en un joyeux chamboul’tout électoral. Cette onction des bouilles présidentiables d’une couche crémeuse et ridiculisante, cet admirable encrêmage de tous ces pisse-froid, nous la faisons nôtre, et nous exhortons les joyeux flibustiers du terrorisme burlesque et les pétaradantes passionarias de l’attentat pâtissier à entarter toute l’engeance présidentiable. Et de même que les crèmes cosmétiques appliquées au visage des zouzettes soulignent la beauté de leurs traits et mettent en avant l’avenant de leur frimousse, la crème pâtissière, loin de recouvrir la patibulaire trogne des olibrius entartés pour en cacher les traits, souligne toute la terrifiante profondeur des abysses et des gouffres hantés par la vacuité de la fonction présidentielle.
Ainsi rendus par l’enduit chantillesque à la tragique condition de leur triste néant, les présidentiables entartés pourront-ils concourir, par un jeu désopilant de vase communiquant, à l’extension du régime rigolard et primesautier de notre propre liberté.
Pour une fois qu’ils servent à quelque chose, qu’ils en soient donc remerciés.

Source : https://lundi.am/Haut-les-tartes-Bas-les-masques

[1] George LE GLOUPIER (Internationale Pâtissière), Andrea GANDOLFO, (Réseau Contre le Crétinisme Electoral), Jean Voglio (Deposition Party), Pour réduire en cannelle la campagne pestilentielle, appel à l’entartage fripon de tous les candidats (suivi des recommandations de base de Noël Godin), paru dans lundimatin#79, 30 octobre 2016.

 

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Ceci n’est pas un mouvement

paris sous tension

La nouvelle structure étatique est caractérisée par le fait que l’unité politique du peuple, et par là le système général de sa vie publique, se reflète dans trois séries qui sont d’un ordre distinct. Les trois séries ne se situent pas de front, sur le même rang, mais l’une d’elles, à savoir le Mouvement qui est en charge de l’État et du Peuple, pénètre et conduit les deux autres.

Carl Schmitt, État, Mouvement, Peuple (1933)

Comme chaque fin de semaine depuis bientôt un mois, on spécule sur l’état du « mouvement contre la loi El Khomri » – médias, syndicalistes, militants et espéreurs de toute espèce veulent croire que cette fois on y est : après les manifestations « historiques » du 31 mars qui auraient vu un doublement des effectifs des cortèges du 9 mars et maintenant les assemblées de « Nuit debout », le mouvement que l’on appelait de ses vœux, mais qui n’en finissait plus de commencer, est enfin né. Peut-être que si l’on s’acharne tant à apposer sur ce qui se passe en France en ce moment le nom de « mouvement », c’est qu’il s’agit là, en réalité, de quelque chose de tout autre, de quelque chose d’inédit. Car un « mouvement », voilà très exactement, en France, ce que l’on sait gérer, c’est-à-dire vaincre. Les organisations, les gouvernements, les médias, depuis des lustres que des mouvements ne mènent à aucun bouleversement d’ampleur, sont passés maîtres dans l’art de conjurer la menace que tout événement de rue porte en lui : que la situation devienne ingouvernable. Il ne faut jamais oublier que l’actuel Premier Ministre ne l’est pas en vertu de la licence d’histoire qu’il a obtenue dans les années 1980 à Tolbiac, mais parce qu’il y a fait ses armes en tant que syndicaliste à l’UNEF. À l’époque, il était avec Alain Bauer ou Stéphane Fouks, une des bêtes noires du Collectif Autonome de Tolbiac (le CAT), et inversement.

Un « mouvement », pour tout le personnel d’encadrement à quoi se réduit cette société, est une chose rassurante. Il a un objet, des revendications, un cadre, donc des porte-parole patentés et des négociations possibles. Il n’est ainsi jamais difficile, sur cette base, de faire le partage entre le « mouvement » et ceux qui en « débordent » le cadre, de rappeler à l’ordre ses éléments les plus déterminés, sa fraction la plus conséquente. On les qualifiera opportunément de « casseurs », d’« autonomes », de « nihilistes », quand il est si patent que ceux qui sont là pour casser les dynamiques, ce sont justement les nihilistes qui n’y voient qu’un tremplin pour leurs futurs postes ministériels – tous les Valls, Dray et autres Julliards. Couper un « mouvement » de sa pointe la plus « violente », c’est toujours une façon de l’émasculer, de le rendre inoffensif et pour finir de le tenir sous contrôle. Les mouvements sont effectivement faits pour mourir, même victorieux. La lutte contre le CPE en est un cas d’école. Il suffit au gouvernement d’un recul tactique, et le sol se dérobe sous les pieds de ceux qui se sont mis en marche. Quelques articles de presse et quelques JT contre les « jusqu’auboutistes » suffisent amplement à retirer à ce qui, hier encore, pouvait tout la légitimation sociale sur laquelle s’étaient jusque-là appuyées les menées les plus audacieuses. Une fois ceux-ci isolés, les procédures policières puis judiciaires plus ou moins immédiates viennent opportunément assécher la mer du « mouvement ». La forme-mouvement est un instrument aux mains de ceux qui entendent gouverner le social, et rien d’autre. L’extrême nervosité des services d’ordre, en particulier de la CGT, de la BAC et des flics lors des manifestations des dernières semaines est le signe qui trahit leur volonté désespérée de faire entrer dans la forme-mouvement ce qui s’est mis en marche, et qui leur échappe de toutes parts.

Tout le monde s’accorde à le dire désormais : la loi Travail n’est que « la goutte d’eau qui fait déborder le vase », ce qui s’exprime dans la rue, en slogans ou en affrontements, est un « ras-le-bol général », etc. Ce qui se passe, c’est que nous ne supportons plus d’être gouvernés par ces gens-là ni de cette manière ; peut-être même, face à la si flagrante faillite de cette société en tous domaines, ne supportons-nous plus d’être gouvernés du tout. C’est devenu épidermique et épidémique, parce que c’est de plus en plus nettement une question de vie ou de mort. Nous n’en pouvons plus de la politique ; chacune de ses manifestations nous est devenue obscène parce qu’est obscène cette façon de s’agiter de manière si impuissante dans une situation à tous égards si extrême.

Cela dit, nous manquons de mots pour désigner ce qui se réveille en France en ce moment. Si ce n’est pas un « mouvement », alors qu’est-ce ? Nous dirons qu’il s’agit d’un « plateau ». Avant que Deleuze et Guattari ne la reprennent pour en faire le titre de leur meilleur livre, Mille plateaux, cette notion a été élaborée par l’anthropologue et cybernéticien Gregory Bateson. En étudiant dans les années 1930 l’ethos balinais, il est frappé par cette singularité : alors que les Occidentaux, que ce soit dans la guerre ou en amour, prisent les intensités exponentielles, les interactions cumulatives, les excitations croissantes qui aboutissent à un point culminant – orgasme ou guerre totale – suivi d’une décharge de tension, sociale, sexuelle ou affective, les Balinais, eux, que ce soit dans la musique, le théâtre, les discussions, l’amour ou le conflit, fuient cette course au paroxysme ; ils privilégient des régimes d’intensités continues, variables, qui durent, se métamorphosent, évoluent, bref : deviennent. Bateson lie cela à une singulière pratique qu’ont les mères balinaises : « la mère entame une sorte de flirt avec son enfant, en jouant avec son pénis, ou bien en le stimulant de quelque autre façon à une activité d’interaction. L’enfant, donc, est excité par ce jeu et, pendant, quelques instants, il s’y produit une interaction cumulative. Mais juste au moment où l’enfant, approchant une sorte d’orgasme, se jette au cou de sa mère, celle-ci se détourne. À ce point, l’enfant entame comme alternative une interaction cumulative qui se traduit par un accès de colère. La mère joue désormais le rôle du spectateur qui prend plaisir à la colère de l’enfant ; ou s’il l’attaque, elle le repousse sans montrer de courroux. » (Vers une écologie de l’esprit) Ainsi la mère balinaise enseigne-t-elle à sa progéniture la fuite des intensités paroxystiques. La phase dans laquelle nous sommes en train d’entrer politiquement en France en ce moment est, au moins jusqu’aux ridicules élections présidentielles dont il n’est pas si sûr que l’on parvienne, cette fois, à nous les imposer, non pas une phase orgasmique de « mouvement » que suit la nécessaire débandade, mais une phase de plateau  :

« une région continue d’intensités, vibrant sur elle-même, et qui se développe en évitant toute orientation sur un point culminant ou vers une fin extérieure. » (Deleuze-Guattari, Mille plateaux)

Le niveau de discrédit de l’appareil gouvernemental est tel qu’il trouvera désormais sur son chemin, à chacune de ses manifestations, une détermination constante, provenant de toutes parts, à l’abattre.

La question n’est donc pas la vieille rengaine trotskyste de la « convergence des luttes » – luttes qui sont d’ailleurs présentement si faibles que même en les faisant converger on n’arriverait à rien de sérieux, en plus de perdre, dans l’habituelle réduction politique, la richesse propre à chacune d’elles –, mais bien celle de l’actualisation pratique du discrédit général de la politique en toute occasion, c’est-à-dire des libertés toujours plus osées que nous allons prendre à l’endroit de l’appareil gouvernemental démocratique. Ce qui est en jeu, ce n’est donc en aucun cas une unification du mouvement, fût-ce par une assemblée générale du genre humain, mais le passage de seuils, des déplacements, des agencements, des métamorphoses, des mises en contact entre points d’intensité politique distants. Évidemment que la proximité de la ZAD produit ses effets sur le « mouvement » à Nantes. Quand 3000 lycéens scandent « tout le monde déteste la police », huent le service d’ordre de la CGT, commencent à manifester masqués, ne reculent plus face aux provocations policières et s’échangent du sérum physiologique après avoir été gazés, on peut dire qu’en un mois de blocages un certain nombre de seuils ont été passés, un certain nombre de libertés ont été prises. L’enjeu n’est pas de canaliser l’ensemble des devenirs, des bouleversements existentiels, des rencontres qui font la texture du « mouvement » en un seul fleuve puissant et majestueux, mais bien de laisser vivre la nouvelle topologie de ce plateau, et de le parcourir. La phase de plateau dans laquelle nous sommes entrés ne vise rien d’extérieur à elle-même : « c’est un trait fâcheux de l’esprit occidental, de rapporter les expressions et les actions à des fins extérieures ou transcendantes, au lieu de les estimer sur un plan d’immanence d’après leur valeur en soi. » (Deleuze-Guattari, Mille plateaux) L’important est ce qui se fait déjà, et ne va cesser de se faire de plus en plus : empêcher pas à pas le gouvernement de gouverner et par « gouvernement », il ne faut pas entendre le seul régime politique, mais tout l’appareil technocratique public et privé dont les gouvernants offrent l’expression guignolesque. Il ne s’agit donc pas de savoir si ce « mouvement » va ou non parvenir à venir à bout de la « loi El Khomri », mais ce qui est déjà en cours : la destitution de ce qui nous gouverne.

Source : https://lundi.am/CECI-N-EST-PAS-UN-MOUVEMENT

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On ne transformera pas le monde sans remettre en question le pouvoir lui-même

23_terres_de_luttes_film_JE_LUTTE_DONC_JE_SUIS_youlountasLa démocratie est la préhistoire de l’anarchie – Entretien avec Yannis Youlountas

Après Ne vivons plus comme des esclaves en 2013, Yannis Youlountas vient de sortir un nouveau film : Je lutte donc je suis.
Une ode à la résistance et à l’insoumission qui se déroule à nouveau en Grèce, mais aussi, cette fois, en Espagne. Un voyage en musique dans les alternatives concrètes, autogestionnaires et libertaires qui rappelle que l’utopie est déjà là, à portée de main. Une invitation à rompre avec la routine et l’obéissance, les idées reçues et une existence dépossédée d’elle-même : comme le dit l’un des personnages de son nouveau film, « Je lutte parce que je pense que l’humanité est capable d’autre chose. »

Le Monde Libertaire : Tu as commencé à tourner ton film avant l’élection de Tsipras, puis pendant son revirement. Qu’a révélé, selon toi, la trahison de Tsipras ?

Yannis Youlountas : Ce n’est malheureusement pas nouveau. La malédiction du pouvoir frappe la gauche depuis 150 ans. Les militants et sympathisants de ces partis se sentent trahis à chaque fois. A peine arrivés au sommet, à l’instar de Sisyphe avec son rocher, le pouvoir leur échappe aussitôt. C’est pourquoi je les surnomme souvent du nom de ce personnage mythique. Pire encore : ce sortilège les frappe sans que la plupart n’essaie vraiment de l’élucider, croyant à chaque fois qu’il s’agit d’un problème de casting. Durant le vingtième siècle, cette confiscation du pouvoir s’est manifestée sous deux formes principales : la dérive totalitaire et la trahison bourgeoise. Tsipras vient d’ajouter un exemple de plus à la deuxième catégorie, 24 ans après le programme commun de la gauche en France. Le 13 juillet 2015 restera à jamais comme l’une des trahisons les plus spectaculaires de l’histoire de la gauche en Europe, l’une des pires expériences de cette répétition, de ce piège, de cette impuissance.

ML : Tu es souvent invité par des associations ou des organisations de gauche avec ton nouveau film. Que répondent-elles à ta critique ?

YY : Ma métaphore de Sisyphe à leur égard est irréfutable. Les exemples sont flagrants, nombreux et le dernier en date leur fait encore mal au ventre. C’est donc le moment de poser les bonnes questions, dans le respect et la franchise. En l’occurrence, la priorité n’est pas seulement d’établir un « plan B », très à la mode ces temps-ci, mais beaucoup plus de repenser l’organisation, le dispositif, les moyens réels de changer de politique. Sans remettre en question le pouvoir lui-même, la malédiction continuera. Parfois, certains de mes amis de gauche dite « radicale » tentent de me contredire en évoquant les congés payés et la sécurité sociale. Lourde erreur : les congés payés n’ont pas été donnés par Blum, mais arrachés par la puissante grève générale de juin 1936. De même, si le programme social du Conseil National de la Résistance a pu être mis en place à la fin de la guerre, c’est d’abord parce que des ouvriers avaient encore les armes de la Résistance dans les mains, alors qu’une grande partie du patronat avait collaboré. Bref, il s’agit de conquêtes sociales, pas d’autre chose. Le problème n’est donc pas seulement de concevoir des alternatives, quelles qu’elles soient, mais aussi et surtout de se donner les moyens de les mettre en œuvre.

ML : Dans un tel contexte, pourquoi les anarchistes n’arrivent-ils pas plus à se faire entendre ?

YY : Les procédés utilisés dans nos réseaux ne sont probablement pas toujours les meilleurs. Ce n’est pas parce qu’on détient la solution à un problème et qu’on est expérimenté dans ce domaine, qu’on arrive pour autant à se faire entendre. Prenons l’exemple de l’école : le prof le plus savant et intelligent n’est pas toujours le meilleur passeur de savoir, le plus fin pédagogue, à l’écoute et patient. Il n’y a rien de pire que d’humilier ceux qui échouent. C’est dommage, parce qu’à mon avis, il n’y a pas de meilleurs spécialistes du sujet que mes compagnons anarchistes. Mais ils sont, eux aussi, frappés par une autre forme de malédiction : celle de Cassandre qui n’arrive pas à se faire entendre. Le pouvoir se régale de nous voir nous marginaliser au lieu de diffuser nos solutions plus largement et plus efficacement. Il se gausse de nos vieilles querelles, de nos clans, de nos mauvaises habitudes. Il s’amuse de voir les Sisyphe impuissants, les Cassandre inaudibles et les jardiniers isolés. Les jardiniers sont la troisième composante du mouvement social et révolutionnaire. Ils essaient d’appliquer la devise de Gandhi : « sois le changement que tu désires dans le monde », mais ils oublient que se transformer soi-même ne suffit pas à transformer globalement et radicalement ledit monde. Certes, ces jardiniers cultivent avec application leur espace expérimental, mais délaissent les autres formes de résistance sans lesquelles toute création est condamnée à être piétinée tôt ou tard. Que nous le voulions ou pas, nos luttes sont liées, il n’y a pas d’exil possible, pas d’autre monde qui serait totalement à part de celui-là. Nous sommes tous sur le même bateau face à la bourgeoisie mondiale et à ses serviteurs dévoués, face au capitalisme et à sa foule de larbins, face au pouvoir et à sa police. Pour riposter, nous n’avons pas d’autre choix que de multiplier les assemblées et d’occuper la rue, la vie, le monde. Il n’y a pas d’autre cap vers l’utopie que la résistance, l’agora, l’éducation populaire et la création artistique sous toutes ses formes, c’est-à-dire l’action radicale sur l’imaginaire social que nous devons absolument décoloniser. C’est la première condition de notre émancipation, de notre riposte, de notre réinvention du monde : reprendre le contrôle de nos savoirs, de nos pensées, pour reprendre le contrôle de nos vies. La dimension symbolique de la lutte est aussi importante que son impact immédiat, même le plus vital. Car c’est d’abord elle qui trouble notre entourage et l’incite à nous rejoindre, notamment dans les chansons, les films, les livres, les rencontres, les débats qui suscitent, accompagnent ou interprètent les événements. Nous ne sommes pas que le produit de la nécessité, tête baissée dans le sillon d’un destin tout tracé. Nous sommes également capables de repenser et de réinventer ce monde injuste et illusoire, bâti sur du vent. Le temps critique est aussi le temps de la critique. Le temps de la remise en question. Le temps de la remise en mouvement. Nous ne sommes pas condamnés à rester dans la préhistoire politique de l’humanité.

ML : C’est ainsi que tu qualifies le système politique actuel ?

YY : Oui, la démocratie est la préhistoire de l’anarchie. La démocratie sous toutes ses formes, variantes et déclinaisons. C’est un balbutiement, un germe, un mythe. Mais on est encore loin du compte. La démocratie annonce un objectif d’égalité qu’elle est incapable d’atteindre. Depuis 2500 ans, elle ne parvient pas à lâcher la branche qui la sépare de la plaine où l’être humain se redressera politiquement pour vivre et penser la société debout, à l’égal d’autrui. La démocratie reste à l’orée du bois, au rai de lumière, au chaud dans le décorum à peine modifié de l’Ancien Régime. On est encore loin de la liberté véritable, de l’égalité réelle et de la fraternité universelle. Et ce, parce qu’il reste une chaîne à briser, un cordon ombilical à couper, une branche à lâcher pour marcher ensemble debout. C’est le pouvoir. Tant que le système politique ne sera pas débarrassé de ce fléau, il continuera à singer les mêmes grimaces au-dessus des foules infantilisées et instrumentalisées. Nous sommes encore à l’âge de pierre de la politique, mais rien n’est terminé.

ML : Et la démocratie sous d’autres formes, en particulier la démocratie directe ? Penses-tu qu’il faille abandonner définitivement le mot démocratie ?

YY : C’est délicat. Tout d’abord, il est nécessaire de distinguer la question sémantique de la question stratégique. Le problème du mot démocratie réside dans l’opposition entre les notions qu’il contient. Accoler demos et kratos, peuple et pouvoir, c’est présupposer la possibilité d’une égalité absolue de tous devant le pouvoir sans prendre en compte la complexité dudit pouvoir dans la société, en l’occurrence son omniprésence dans tous les rapports de domination qui traversent nos relations et dont nous nous n’avons pas toujours conscience. C’est également occulter la fascination humaine pour le pouvoir et sa capacité à corrompre, à détourner, à retourner n’importe qui. Un problème qui connaît son paroxysme avec les hyperstructures, notamment la toute puissance de l’État. Bref, depuis l’antiquité, la démocratie est une belle idée, mais elle occulte la réalité humaine, ses affres, son passif et la nécessité d’en tenir compte. La démocratie est certes une idée simple, du moins en apparence, mais également simpliste à l’instar du procédé de Rousseau qui, dans Le contrat social, croit réussir à articuler la volonté générale et la liberté de chacun, alors que la relation entre une majorité et une minorité reste un rapport de pouvoir comme tant d’autres, de même que toutes les formes de délégations, quels que soient les éléments modérateurs inclus dans le dispositif. Le cœur du problème réside donc dans le pouvoir et nulle part ailleurs. Le pouvoir a deux sens bien distincts qui s’opposent précisément ici : le pouvoir en tant que capacité et le pouvoir en tant que rapport de domination. Des Athéniens à Rousseau, tous les concepteurs de la démocratie, même les plus sympathiques à nos yeux, ont cru une telle articulation possible. Pour ma part, il me semble que c’est une erreur : le pouvoir n’est pas à réorganiser autrement, il est à détruire. Il en va de notre capacité à penser et à choisir la vie. Car le pouvoir en tant que capacité s’oppose fondamentalement au pouvoir en tant que rapport de domination. La liberté ne se donne pas, elle se prend et ne s’échange pas contre une quelconque volonté générale. Cela dit, concernant l’aspect stratégique, je reconnais que la démocratie directe propose déjà un grand pas hors de la jungle des rapports de domination, une étape essentielle vers l’utopie. C’est pourquoi je soutiens cette voie. Elle contient également l’avantage de conserver ce mot le temps nécessaire à sa désacralisation. Mais quand la démocratie ne sera plus confondue avec la liberté, il sera temps d’oser l’Anarchie, comme nous le faisons déjà dans de nombreuses expériences qui fonctionnent parfaitement et qui prouvent notre capacité à vivre ensemble autrement.

ML : Dans ton nouveau film, Je lutte donc je suis, on peut voir des personnes qui luttent, qui expérimentent d’autres formes d’organisation. Peut-on parler d’expérimentations démocratiques ou bien anarchistes ?

YY : Les deux. Je ne veux surtout pas imposer une marche à suivre à mes spectateurs dont je respecte la diversité. Je suggère uniquement un cap et j’évoque toutes sortes de façons d’avancer vers lui, chacun à son rythme, par-delà nos différences. Je suis convaincu que cette diversité est une chance. Peu importe si la démocratie participative de Marinaleda ne va pas aussi loin que l’expérience de démocratie directe des occupations de Sanlucar ou, mieux encore, l’assemblée libertaire d’Exarcheia. Tout ce qui va dans le bon sens est le bienvenu et sert de point de repère pour chercher, comparer, corriger et continuer à avancer vers l’utopie. Il est indispensable de partir de ce que savent, pensent et désirent les gens qui nous entourent. De plus, je me méfie des jugements de valeur sur la radicalité des opinions des uns et des autres, car les actes contredisent parfois les étiquettes hâtivement apposées sur eux. Je connais un homme de gauche, à l’apparence modérée, qui s’est fait saisir sa petite maison en fauchant des OGM et un autre, qui se revendique libertaire, qui n’a jamais fait autre chose que de lire Bakounine, en pantoufles au coin du feu, sans jamais éprouver la radicalité de ses lectures au-delà de quelques conversations intéressantes, mais sans lendemain. Ne jugeons pas trop vite ceux qui composent avec nous le mouvement social et révolutionnaire et méfions-nous des étiquettes. Laissons cette fabrique de préjugés aux fascistes.

ML : Des fascistes qui, en ce moment, se prévalent de la démocratie. Marine Le Pen prétend « redonner le pouvoir au peuple » et Étienne Chouard, admirateur de Soral, évoque « la vraie démocratie » par le tirage au sort en affirmant que « depuis 200 ans les riches gouvernent et [que] durant 200 ans, durant l’Athènes classique, les pauvres ont gouverné ». La Grèce antique est d’ailleurs une référence majeure dans toute l’extrême-droite.

YY : Oui, de l’Institut Iliade au Cercle Aristote et du G.R.E.C.E. à la nouvelle Acropole, les cercles de réflexion de l’extrême-droite se sont toujours servis du prétendu « miracle grec » pour occulter l’origine africaine de l’humanité. Leur mythe du génie grec antique est un contresens complet des causes réelles de cette époque inventive. Les Grecs étaient des voyageurs, des marchands qui commerçaient avec de nombreuses cités du pourtour de la Méditerranée et les chercheurs parmi eux étaient partis jusqu’à Babylone ou en Egypte pour rassembler les savoirs de leur temps. Cet essor n’a donc rien de miraculeux : il est le produit du métissage, de la rencontre, à l’inverse du repli sur soi professé par l’extrême-droite. Quant aux mensonges d’Étienne Chouard, il est suspect d’évoquer très précisément 200 ans de gouvernance des riches, comme si c’était mieux sous l’Ancien Régime vanté par son amie royaliste Marion Sigaut. Il est également suspect de citer presque exclusivement la Grèce antique en occultant bizarrement la Commune de Paris, l’Espagne de 1936 ou encore Exarcheia aujourd’hui. D’autant plus que durant 200 ans, dans l’Athènes classique, les pauvres n’ont jamais gouverné. Absolument jamais. Les nombreux esclaves, métèques, femmes et jeunes n’ont jamais cessé d’être maltraités en tant que prolétaires, comme toujours. Même un enfant de cours élémentaire, en faisant une simple addition, peut contredire ce genre de mensonges et démasquer leur auteur.

ML : Et le tirage au sort, qu’en penses-tu ?

YY : C’est un outil comme un autre, un recours possible dans certaines circonstances, mais en aucun cas une solution magique. Toute la marche de l’humanité est une marche contre le sort. Devenir humain, c’est désobéir. Désobéir à tout, y compris au hasard. Désobéir aux évidences, de l’étonnement socratique au doute cartésien. Désobéir au hasard et à la nécessité en bouleversant l’équation de la science au point de lui ajouter une nouvelle variable : la raison universelle. Désobéir à l’instinct, par-delà la détermination de la nature, et désobéir à la croyance et à l’opinion, par-delà la détermination de la culture d’origine. Devenir humain, c’est désobéir à tout, y compris au hasard. C’est oser choisir et assumer sa liberté et sa responsabilité, au lieu de laisser décider le sort. Faire société, au sens le plus élevé, c’est conjuguer nos capacités à désobéir, penser, choisir et construire ensemble. Et non pas obéir et nous en remettre à une entité supérieure quelle qu’elle soit : ni dieu ni César ni hasard. Le sort est justement ce contre quoi s’élève depuis toujours l’humanité. Au-delà de la préhistoire politique, des chimères et des ombres, il y a l’horizon, la liberté, l’égalité. Il y a l’utopie. Il y a l’Anarchie.

Propos recueillis par
Dominique Lestrat,
Groupe Kropotkine
Fédération Anarchiste

Source : https://blogs.mediapart.fr/le-monde-libertaire/blog/030216/la-democratie-est-la-prehistoire-de-lanarchie-entretien-avec-yannis-youlountas

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Destituer pan par pan tous les aspects de l’existence présente (Julien Coupat & Eric Hazan)

zadsivensPour un processus destituant : invitation au voyage

Par Eric Hazan et Julien Coupat (janvier 2016)

Depuis quelques jours, on perçoit dans les cendres de la gauche quelques lueurs rougeoyantes : les réticences sur la déchéance de la nationalité française et l’appel à une primaire pour l’élection présidentielle à venir. Le malaise pointe, à force de voir l’exécutif s’aligner sur des positions de droite ou d’extrême droite. Ces intellectuels, ces militants, ces élus de gauche réclament «du contenu, des idées, des échanges exigeants», afin que le candidat à leur primaire «incarne le projet dont la France a besoin pour sortir de l’impasse». Bref : ils veulent encore croire à la politique. Ils n’ont pas eu vent de la nouvelle pourtant retentissante : toute cette politique est morte. Comme sont morts les mots dans lesquels se dit la chose publique – la France, la Nation, la République, etc. Comme est morte la pompe institutionnelle dont s’entoure le vide gouvernemental. La politique a poussé son dernier râle l’été dernier là où elle était née, il y a plus de 2000 ans, en Grèce ; Aléxis Tsípras fut son fossoyeur. Sur sa tombe sont gravés ces mots prononcés en guise d’oraison funèbre par le ministre allemand de l’Economie, Wolfgang Schäuble : «On ne peut pas laisser des élections changer quoi que ce soit.» Voilà. Tout est dit. Et sobrement.

Refuser de faire le deuil de «la politique», appeler au contraire à «lui redonner du sens» voire à en faire «autrement», c’est spéculer sur des stocks de crédulité qui sont à sec, sur des provisions d’espoir décimées, sur des gisements d’illusions parvenus à l’étiage. Qui attend d’un ministère Montebourg, avec Piketty à l’Economie, et Rosanvallon à la Culture, qu’il nationalise le crédit, désarme la police, fasse cracher les multinationales ou calme la frénésie antiterroriste ? Chacun sait bien qu’il ferait comme Tsípras, et bientôt Podemos. Car, c’est tout le cirque électoral, et la sphère publique où il s’étale, qui ont fait leur temps. Qui écoute encore les journalistes, en dehors des jours d’attentat ? Qui a cure de l’opinion des «intellectuels» ? Qui se soucie, de nos jours, des déclarations des ministres ? Imaginez qu’un Premier ministre ait cette phrase orwellienne : «L’état d’urgence, c’est l’Etat de droit». Si quelqu’un prêtait encore attention à ses propos, on en plaisanterait encore au bistrot. Mais, tout le monde s’en fiche. Le vote FN et l’abstention de masse sont deux symptômes d’un système électoral rendu au point de rupture. Mais ces symptômes, il faut les lire depuis le dehors de ce système, depuis tout ce qui l’a déjà fui, depuis la réalité d’une désertion intérieure, diffuse mais vaste comme un continent. On prétend, sur la passerelle du navire, que ce continent n’existe pas. A peine admet-on l’existence de quelques îlots flottants – comme cette ZAD que l’on aimerait tant expulser.

Nous n’avons aucune raison d’endurer un an et demi de campagne électorale dont il est déjà prévu qu’elle s’achève par un chantage à la démocratie. Pour cesser de subir ce compte à rebours, il suffit d’en inverser le sens : nous avons plutôt un an et demi pour en finir avec toute la triste domesticité des aspirants chefs, et le confortable rôle de spectateur où leur course nous confine. Dénoncer, pourfendre, tenter de convaincre, ne servirait ici de rien. «Un monde de mensonges, disait Kafka, ne peut être détruit par la vérité, seulement par un monde de vérité» – plus vraisemblablement par des mondes de vérité. Nous avons un an et demi pour former, à partir des amitiés et des complicités existantes, à partir des nécessaires rencontres, un tissu humain assez riche et sûr de lui pour rendre obscène la bêtise régnante, risible tout ce qui se raconte dans «la sphère publique», et dérisoire l’idée que glisser une enveloppe dans une urne puisse constituer un geste – a fortiori un geste politique. A l’inverse du processus constituant que propose l’appel publié par Libération – car, c’est bien de cela qu’il s’agit – nous entendons amorcer une destitution pan par pan de tous les aspects de l’existence présente. Ces dernières années nous ont assez prouvé qu’il se trouve, pour cela, des alliés en tout lieu. Il y a à ramener sur terre et reprendre en main tout ce à quoi nos vies sont suspendues, et qui tend sans cesse à nous échapper. Ce que nous préparons, ce n’est pas une prise d’assaut, mais un mouvement de soustraction continu, la destruction attentive, douce et méthodique de toute politique qui plane au-dessus du monde sensible.

«Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent / Pour partir, cœurs légers, semblables aux ballons / De leur fatalité jamais ils ne s’écartent / Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !»

Source : http://www.liberation.fr/debats/2016/01/24/pour-un-processus-destituant-invitation-au-voyage_1428639