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La violence de la mondialisation (Jean Baudrillard)

globe-895580_960_720Y a-t-il une fatalité de la mondialisation ? Toutes les cultures autres que la nôtre échappaient de quelque façon à la fatalité de l’échange indifférent. Où est le seuil critique de passage à l’universel, puis au mondial ? Quel est ce vertige qui pousse le monde à l’abstraction de l’Idée, et cet autre vertige qui pousse à la réalisation inconditionnelle de l’Idée ?

Car l’universel était une Idée. Lorsqu’elle se réalise dans le mondial, elle se suicide comme Idée, comme fin idéale. L’humain devenu seule instance de référence, l’humanité immanente à elle-même ayant occupé la place vide du Dieu mort, l’humain règne seul désormais, mais il n’a plus de raison finale. N’ayant plus d’ennemi, il le génère de l’intérieur, et sécrète toutes sortes de métastases inhumaines.

De là cette violence du mondial — violence d’un système qui traque toute forme de négativité, de singularité, y compris cette forme ultime de singularité qu’est la mort elle-même — violence d’une société où nous sommes virtuellement interdits de conflit, interdits de mort — violence qui met fin en quelque sorte à la violence elle-même, et qui travaille à mettre en place un monde affranchi de tout ordre naturel, que ce soit celui du corps, du sexe, de la naissance ou de la mort. Plus que de violence, il faudrait parler de virulence. Cette violence est virale : elle opère par contagion, par réaction en chaîne, et elle détruit peu à peu toutes nos immunités et notre capacité de résistance.

Cependant, les jeux ne sont pas faits, et la mondialisation n’a pas gagné d’avance. Face à cette puissance homogénéisante et dissolvante, on voit se lever partout des forces hétérogènes — pas seulement différentes, mais antagonistes. Derrière les résistances de plus en plus vives à la mondialisation, résistances sociales et politiques, il faut voir plus qu’un refus archaïque : une sorte de révisionnisme déchirant quant aux acquis de la modernité et du « progrès », de rejet non seulement de la technostructure mondiale, mais de la structure mentale d’équivalence de toutes les cultures. Cette résurgence peut prendre des aspects violents, anomaliques, irrationnels au regard de notre pensée éclairée — des formes collectives ethniques, religieuses, linguistiques —, mais aussi des formes individuelles caractérielles ou névrotiques. Ce serait une erreur que de condamner ces sursauts comme populistes, archaïques, voire terroristes. Tout ce qui fait événement aujourd’hui le fait contre cette universalité abstraite — y compris l’antagonisme de l’islam aux valeurs occidentales (c’est parce qu’il en est la contestation la plus véhémente qu’il est aujourd’hui l’ennemi numéro un).

Qui peut faire échec au système mondial ? Certainement pas le mouvement de l’antimondialisation, qui n’a pour objectif que de freiner la dérégulation. L’impact politique peut être considérable, l’impact symbolique est nul. Cette violence-là est encore une sorte de péripétie interne que le système peut surmonter tout en restant maître du jeu.

Ce qui peut faire échec au système, ce ne sont pas des alternatives positives, ce sont des singularités. Or, celles-ci ne sont ni positives ni négatives. Elles ne sont pas une alternative, elles sont d’un autre ordre. Elles n’obéissent plus à un jugement de valeur ni à un principe de réalité politique. Elles peuvent donc être le meilleur ou le pire. On ne peut donc les fédérer dans une action historique d’ensemble. Elles font échec à toute pensée unique et dominante, mais elles ne sont pas une contre-pensée unique — elles inventent leur jeu et leurs propres règles du jeu.

Les singularités ne sont pas forcément violentes, et il en est de subtiles, comme celle des langues, de l’art, du corps ou de la culture. Mais il en est de violentes — et le terrorisme en est une. Elle est celle qui venge toutes les cultures singulières qui ont payé de leur disparition l’instauration de cette seule puissance mondiale.

Il ne s’agit donc pas d’un « choc de civilisations », mais d’un affrontement, presque anthropologique, entre une culture universelle indifférenciée et tout ce qui, dans quelque domaine que ce soit, garde quelque chose d’une altérité irréductible.

Pour la puissance mondiale, tout aussi intégriste que l’orthodoxie religieuse, toutes les formes différentes et singulières sont des hérésies. A ce titre, elles sont vouées soit à rentrer de gré ou de force dans l’ordre mondial, soit à disparaître. La mission de l’Occident (ou plutôt de l’ex-Occident, puisqu’il n’a plus depuis longtemps de valeurs propres) est de soumettre par tous les moyens les multiples cultures à la loi féroce de l’équivalence. Une culture qui a perdu ses valeurs ne peut que se venger sur celles des autres. Même les guerres — ainsi celle d’Afghanistan — visent d’abord, au-delà des stratégies politiques ou économiques, à normaliser la sauvagerie, à frapper d’alignement tous les territoires. L’objectif est de réduire toute zone réfractaire, de coloniser et de domestiquer tous les espaces sauvages, que ce soit dans l’espace géographique ou dans l’univers mental.

La mise en place du système mondial est le résultat d’une jalousie féroce : celle d’une culture indifférente et de basse définition envers les cultures de haute définition — celle des systèmes désenchantés, désintensifiés, envers les cultures de haute intensité —, celle des sociétés désacralisées envers les cultures ou les formes sacrificielles.

Pour un tel système, toute forme réfractaire est virtuellement terroriste (1). Ainsi encore l’Afghanistan. Que, sur un territoire, toutes les licences et libertés « démocratiques » — la musique, la télévision ou même le visage des femmes — puissent être interdites, qu’un pays puisse prendre le contrepied total de ce que nous appelons civilisation — quel que soit le principe religieux qui soit invoqué, cela est insupportable au reste du monde « libre ». Il n’est pas question que la modernité puisse être reniée dans sa prétention universelle. Qu’elle n’apparaisse pas comme l’évidence du Bien et l’idéal naturel de l’espèce, que soit mise en doute l’universalité de nos mœurs et de nos valeurs, fût-ce pour certains esprits immédiatement caractérisés comme fanatiques, cela est criminel au regard de la pensée unique et de l’horizon consensuel de l’Occident.

Cet affrontement ne peut être compris qu’à la lumière de l’obligation symbolique. Pour comprendre la haine du reste du monde envers l’Occident, il faut renverser toutes les perspectives. Ce n’est pas la haine de ceux à qui on a tout pris et auxquels on n’a rien rendu, c’est celle de ceux à qui on a tout donné sans qu’ils puissent le rendre. Ce n’est donc pas la haine de la dépossession et de l’exploitation, c’est celle de l’humiliation. Et c’est à celle-ci que répond le terrorisme du 11 septembre : humiliation contre humiliation.

Le pire pour la puissance mondiale n’est pas d’être agressée ou détruite, c’est d’être humiliée. Et elle a été humiliée par le 11 septembre, parce que les terroristes lui ont infligé là quelque chose qu’elle ne peut pas rendre. Toutes les représailles ne sont qu’un appareil de rétorsion physique, alors qu’elle a été défaite symboliquement. La guerre répond à l’agression, mais pas au défi. Le défi ne peut être relevé qu’en humiliant l’autre en retour (mais certainement pas en l’écrasant sous les bombes ni en l’enfermant comme un chien à Guantánamo).

La base de toute domination, c’est l’absence de contrepartie — toujours selon la règle fondamentale. Le don unilatéral est un acte de pouvoir. Et l’empire du Bien, la violence du Bien, c’est justement de donner sans contrepartie possible. C’est occuper la position de Dieu. Ou du Maître, qui laisse la vie sauve à l’esclave, en échange de son travail (mais le travail n’est pas une contrepartie symbolique, la seule réponse est donc finalement la révolte et la mort). Encore Dieu laissait-il place au sacrifice. Dans l’ordre traditionnel, il y a toujours la possibilité de rendre, à Dieu, à la nature, ou à quelque instance que ce soit, sous la forme du sacrifice. C’est ce qui assure l’équilibre symbolique des êtres et des choses. Aujourd’hui, nous n’avons plus personne à qui rendre, à qui restituer la dette symbolique — et c’est cela la malédiction de notre culture. Ce n’est pas que le don y soit impossible, c’est que le contre-don y soit impossible, puisque toutes les voies sacrificielles ont été neutralisées et désamorcées (il ne reste plus qu’une parodie de sacrifice, visible dans toutes les formes actuelles de la victimalité).

Nous sommes ainsi dans la situation implacable de recevoir, toujours recevoir, non plus de Dieu ou de la nature, mais de par un dispositif technique d’échange généralisé et de gratification générale. Tout nous est virtuellement donné, et nous avons droit à tout, de gré ou de force. Nous sommes dans la situation d’esclaves à qui on a laissé la vie, et qui sont liés par une dette insoluble. Tout cela peut fonctionner longtemps grâce à l’inscription dans l’échange et dans l’ordre économique, mais, à un moment donné, la règle fondamentale l’emporte, et à ce transfert positif répond inévitablement un contre-transfert négatif, une abréaction violente à cette vie captive, à cette existence protégée, à cette saturation de l’existence. Cette réversion prend la forme soit d’une violence ouverte (le terrorisme en fait partie), soit du déni impuissant, caractéristique de notre modernité, de la haine de soi et du remords, toutes passions négatives qui sont la forme dégradée du contre-don impossible.

Ce que nous détestons en nous, l’obscur objet de notre ressentiment, c’est cet excès de réalité, cet excès de puissance et de confort, cette disponibilité universelle, cet accomplissement définitif — le destin que réserve au fond le Grand Inquisiteur aux masses domestiquées chez Dostoïevski. Or, c’est exactement ce que réprouvent les terroristes dans notre culture — d’où l’écho que trouve le terrorisme et la fascination qu’il exerce.

Tout autant que sur le désespoir des humiliés et des offensés, le terrorisme repose ainsi sur le désespoir invisible des privilégiés de la mondialisation, sur notre propre soumission à une technologie intégrale, à une réalité virtuelle écrasante, à une emprise des réseaux et des programmes qui dessine peut-être le profil involutif de l’espèce entière, de l’espèce humaine devenue « mondiale » (la suprématie de l’espèce humaine sur le reste de la planète n’est-elle pas à l’image de celle de l’Occident sur le reste du monde ?). Et ce désespoir invisible — le nôtre — est sans appel, puisqu’il procède de la réalisation de tous les désirs.

Si le terrorisme procède ainsi de cet excès de réalité et de son échange impossible, de cette profusion sans contrepartie et de cette résolution forcée des conflits, alors l’illusion de l’extirper comme un mal objectif est totale, puisque, tel qu’il est, dans son absurdité et son non-sens, il est le verdict et la condamnation que cette société porte sur elle-même.

Jean Baudrillard (novembre 2002)

Source : http://www.monde-diplomatique.fr/2002/11/BAUDRILLARD/9608

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(1) On peut même avancer que les catastrophes naturelles sont une forme de terrorisme. Les accidents techniques majeurs, tel celui de Tchernobyl, tiennent eux aussi à la fois de l’acte terroriste et de la catastrophe naturelle. L’empoisonnement au gaz toxique de Bhopal aux Indes — accident technique — aurait pu être un acte terroriste. N’importe quel krach aérien accidentel peut être revendiqué par un groupe terroriste. La caractéristique des événements irrationnels est de pouvoir être imputés à n’importe qui ou à n’importe quoi. A la limite, tout pour l’imagination peut être d’origine criminelle, même une vague de froid ou un tremblement de terre — ce n’est pas nouveau d’ailleurs : lors de celui de Tokyo en 1923, on vit massacrer des milliers de Coréens tenus pour responsables du séisme. Dans un système aussi intégré que le nôtre, tout a le même effet de déstabilisation. Tout concourt à la défaillance d’un système qui se voudrait infaillible. Et, au regard de ce que nous subissons déjà dans le cadre de son emprise rationnelle et programmatique, on peut se demander si la pire catastrophe ne serait pas l’infaillibilité du système lui-même.
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L’état d’urgence s’inscrit dans un processus de destruction de l’Etat de droit (Giorgio Agamben)

rfDe l’Etat de droit à l’Etat de sécurité

Par Giorgio Agamben

On ne comprend pas l’enjeu véritable de la prolongation de l’état d’urgence [jusqu’à la fin février] en France, si on ne le situe pas dans le contexte d’une transformation radicale du modèle étatique qui nous est familier. Il faut avant tout démentir le propos des femmes et hommes politiques irresponsables, selon lesquels l’état d’urgence serait un bouclier pour la démocratie.

Les historiens savent parfaitement que c’est le contraire qui est vrai. L’état d’urgence est justement le dispositif par lequel les pouvoirs totalitaires se sont installés en Europe. Ainsi, dans les années qui ont précédé la prise du pouvoir par Hitler, les gouvernements sociaux-démocrates de Weimar avaient eu si souvent recours à l’état d’urgence (état d’exception, comme on le nomme en allemand), qu’on a pu dire que l’Allemagne avait déjà cessé, avant 1933, d’être une démocratie parlementaire.

Or le premier acte d’Hitler, après sa nomination, a été de proclamer un état d’urgence, qui n’a jamais été révoqué. Lorsqu’on s’étonne des crimes qui ont pu être commis impunément en Allemagne par les nazis, on oublie que ces actes étaient parfaitement légaux, car le pays était soumis à l’état d’exception et que les libertés individuelles étaient suspendues.

On ne voit pas pourquoi un pareil scénario ne pourrait pas se répéter en France  : on imagine sans difficulté un gouvernement d’extrême droite se servir à ses fins d’un état d’urgence auquel les gouvernements socialistes ont désormais habitué les citoyens. Dans un pays qui vit dans un état d’urgence prolongé, et dans lequel les opérations de police se substituent progressivement au pouvoir judiciaire, il faut s’attendre à une dégradation rapide et irréversible des institutions publiques.

Entretenir la peur

Cela est d’autant plus vrai que l’état d’urgence s’inscrit, aujourd’hui, dans le processus qui est en train de faire évoluer les démocraties occidentales vers quelque chose qu’il faut, d’ores et déjà, appeler Etat de sécurité (« Security State », comme disent les politologues américains). Le mot « sécurité » est tellement entré dans le discours politique que l’on peut dire, sans crainte de se tromper, que les « raisons de sécurité » ont pris la place de ce qu’on appelait, autrefois, la « raison d’Etat ». Une analyse de cette nouvelle forme de gouvernement fait, cependant, défaut. Comme l’Etat de sécurité ne relève ni de l’Etat de droit ni de ce que Michel Foucault appelait les « sociétés de discipline », il convient de poser ici quelques jalons en vue d’une possible définition.

Dans le modèle du Britannique Thomas Hobbes, qui a si profondément influencé notre philosophie politique, le contrat qui transfère les pouvoirs au souverain présuppose la peur réciproque et la guerre de tous contre tous : l’Etat est ce qui vient justement mettre fin à la peur. Dans l’Etat de sécurité, ce schéma se renverse : l’Etat se fonde durablement sur la peur et doit, à tout prix, l’entretenir, car il tire d’elle sa fonction essentielle et sa légitimité.

Foucault avait déjà montré que, lorsque le mot « sécurité » apparaît pour la première fois en France dans le discours politique avec les gouvernements physiocrates avant la Révolution, il ne s’agissait pas de prévenir les catastrophes et les famines, mais de les laisser advenir pour pouvoir ensuite les gouverner et les orienter dans une direction qu’on estimait profitable.

Aucun sens juridique

De même, la sécurité dont il est question aujourd’hui ne vise pas à prévenir les actes de terrorisme (ce qui est d’ailleurs extrêmement difficile, sinon impossible, puisque les mesures de sécurité ne sont efficaces qu’après coup, et que le terrorisme est, par définition, une série des premiers coups), mais à établir une nouvelle relation avec les hommes, qui est celle d’un contrôle généralisé et sans limites – d’où l’insistance particulière sur les dispositifs qui permettent le contrôle total des données informatiques et communicationnelles des citoyens, y compris le prélèvement intégral du contenu des ordinateurs.

Le risque, le premier que nous relevons, est la dérive vers la création d’une relation systémique entre terrorisme et Etat de sécurité : si l’Etat a besoin de la peur pour se légitimer, il faut alors, à la limite, produire la terreur ou, au moins, ne pas empêcher qu’elle se produise. On voit ainsi les pays poursuivre une politique étrangère qui alimente le terrorisme qu’on doit combattre à l’intérieur et entretenir des relations cordiales et même vendre des armes à des Etats dont on sait qu’ils financent les organisations terroristes.

Un deuxième point, qu’il est important de saisir, est le changement du statut politique des citoyens et du peuple, qui était censé être le titulaire de la souveraineté. Dans l’Etat de sécurité, on voit se produire une tendance irrépressible vers ce qu’il faut bien appeler une dépolitisation progressive des citoyens, dont la participation à la vie politique se réduit aux sondages électoraux. Cette tendance est d’autant plus inquiétante qu’elle avait été théorisée par les juristes nazis, qui définissent le peuple comme un élément essentiellement impolitique, dont l’Etat doit assurer la protection et la croissance.

Or, selon ces juristes, il y a une seule façon de rendre politique cet élément impolitique : par l’égalité de souche et de race, qui va le distinguer de l’étranger et de l’ennemi. Il ne s’agit pas ici de confondre l’Etat nazi et l’Etat de sécurité contemporain : ce qu’il faut comprendre, c’est que, si on dépolitise les citoyens, ils ne peuvent sortir de leur passivité que si on les mobilise par la peur contre un ennemi étranger qui ne leur soit pas seulement extérieur (c’étaient les juifs en Allemagne, ce sont les musulmans en France aujourd’hui).

Incertitude et terreur

C’est dans ce cadre qu’il faut considérer le sinistre projet de déchéance de la nationalité pour les citoyens binationaux, qui rappelle la loi fasciste de 1926 sur la dénationalisation des « citoyens indignes de la citoyenneté italienne » et les lois nazies sur la dénationalisation des juifs.

Un troisième point, dont il ne faut pas sous-évaluer l’importance, est la transformation radicale des critères qui établissent la vérité et la certitude dans la sphère publique. Ce qui frappe avant tout un observateur attentif dans les comptes rendus des crimes terroristes, c’est le renoncement intégral à l’établissement de la certitude judiciaire.

Alors qu’il est entendu dans un Etat de droit qu’un crime ne peut être certifié que par une enquête judiciaire, sous le paradigme sécuritaire, on doit se contenter de ce qu’en disent la police et les médias qui en dépendent – c’est-à-dire deux instances qui ont toujours été considérées comme peu fiables. D’où le vague incroyable et les contradictions patentes dans les reconstructions hâtives des événements, qui éludent sciemment toute possibilité de vérification et de falsification et qui ressemblent davantage à des commérages qu’à des enquêtes. Cela signifie que l’Etat de sécurité a intérêt à ce que les citoyens – dont il doit assurer la protection – restent dans l’incertitude sur ce qui les menace, car l’incertitude et la terreur vont de pair.

C’est la même incertitude que l’on retrouve dans le texte de la loi du 20 novembre sur l’état d’urgence, qui se réfère à « toute personne à l’égard de laquelle il existe de sérieuses raisons de penser que son comportement constitue une menace pour l’ordre public et la sécurité ». Il est tout à fait évident que la formule « sérieuses raisons de penser » n’a aucun sens juridique et, en tant qu’elle renvoie à l’arbitraire de celui qui « pense », peut s’appliquer à tout moment à n’importe qui. Or, dans l’Etat de sécurité, ces formules indéterminées, qui ont toujours été considérées par les juristes comme contraires au principe de la certitude du droit, deviennent la norme.

Dépolitisation des citoyens

La même imprécision et les mêmes équivoques reviennent dans les déclarations des femmes et hommes politiques, selon lesquelles la France serait en guerre contre le terrorisme. Une guerre contre le terrorisme est une contradiction dans les termes, car l’état de guerre se définit précisément par la possibilité d’identifier de façon certaine l’ennemi qu’on doit combattre. Dans la perspective sécuritaire, l’ennemi doit – au contraire – rester dans le vague, pour que n’importe qui – à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur – puisse être identifié en tant que tel.

Maintien d’un état de peur généralisé, dépolitisation des citoyens, renoncement à toute certitude du droit : voilà trois caractères de l’Etat de sécurité, qui ont de quoi troubler les esprits. Car cela signifie, d’une part, que l’Etat de sécurité dans lequel nous sommes en train de glisser fait le contraire de ce qu’il promet, puisque – si sécurité veut dire absence de souci (sine cura) – il entretient, en revanche, la peur et la terreur. L’Etat de sécurité est, d’autre part, un Etat policier, car, par l’éclipse du pouvoir judiciaire, il généralise la marge discrétionnaire de la police qui, dans un état d’urgence devenu normal, agit de plus en plus en souverain.

Par la dépolitisation progressive du citoyen, devenu en quelque sorte un terroriste en puissance, l’Etat de sécurité sort enfin du domaine connu de la politique, pour se diriger vers une zone incertaine, où le public et le privé se confondent, et dont on a du mal à définir les frontières.

Source : http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/12/23/de-l-etat-de-droit-a-l-etat-de-securite_4836816_3232.html

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Contre l’état d’urgence, cet appel unitaire à relayer et à signer : http://www.nousnecederonspas.org/

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Toute guerre que déclare un gouvernement vise d’abord sa propre population

arton283-a6a3dUn texte écrit quelques jours après les attentats du 13 novembre dernier par les mis en examen de l’affaire Tarnac – à la demande du journal Le Monde qui ne l’a finalement pas publié. Le texte, qui n’a rien perdu de sa pertinence et de son actualité, a été publié ces derniers jours par le site Lundi Matin.

Contre l’état d’urgence, l’urgence de prendre la rue

Il est bien loin le temps où l’on blaguait cyniquement, à la Sous-Direction Anti-Terroriste : « Le terrorisme, il y a plus de gens qui en vivent que de gens qui en meurent. » Et comme il est loin, aussi, le temps où l’antiterrorisme à la française, ou plutôt « à la Bruguière », dégoulinait d’autosatisfaction dans les pages des magazines. Son bijou, l’ « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » (AMT), ne permettait-il pas de neutraliser préventivement qui l’on voulait et de le mettre au frais le temps d’ « attendrir la viande », quand bien même on n’aurait aucun élément à charge ? Et quelle sagesse du côté des juges et des policiers antiterroristes ! : leur sens de la République était tel qu’ils ne songeaient même pas à abuser de cette sorte de béance au sein du code pénal que constitue l’AMT. Ils auraient pu coffrer à peu près qui ils voulaient quand ils voulaient pour le motif le plus futile, et ils ne le faisaient pas. Pour prix de cette surprenante retenue, il était convenu de ne pas trop insister sur les faux, les maquillages et autres petits mensonges dont ils s’étaient accoutumés à consteller procédures et conférences de presse. En matière d’antiterrorisme, c’est l’intention qui compte ; et ici, l’intention ne pouvait être que louable.

L’AMT était une « arme ». Et comme toute arme, elle était appréciée pour son « efficacité ». Le critère policier de l’efficacité n’était certes pas très juridique, mais il s’imposait comme un Glock au milieu de la figure : il n’y avait pas eu d’attentat sur le sol français depuis 1995, ne se lassait-on pas de répéter. Le chantage s’énonçait dans ces termes : « laissez-nous les mains libres, ou il y aura des morts ». De lois en décrets jusqu’au paroxysme de la dernière « loi sur le renseignement », c’est peu dire que les gouvernants successifs, ces vingt-cinq dernières années, se sont courageusement soumis à ce chantage. Les services antiterroristes ont ainsi été peu à peu mis au-dessus des lois. Leur champ d’action ne connaît plus de limite, le secret-défense en est venu à entourer l’essentiel de leurs activités et les dernières voies de recours contre eux ont finalement été démantelées. Il faut bien avouer que des gouvernants à peu près dépourvus de toute prise sur le cours du monde y trouvaient leur avantage : l’armée et la police n’étaient-ils pas les derniers leviers à leur disposition, les dernières forces censées leur obéir ? Et puis l’intérêt des services secrets en matière de communication – puisque telle est désormais la véritable fonction des gouvernants -, c’est que, les informations qu’ils détiennent étant supposées secrètes, on peut mentir à leur sujet sans risquer d’être démenti. Que la DGSI ait pris pour siège, à Levallois-Perret, les anciens bureaux d’Euro RSCG est une coïncidence qui mérite d’être méditée. Un quelconque Cazeneuve peut ainsi se féliciter par communiqué de presse de « l’efficacité des services du ministère de l’Intérieur dans la lutte contre le terrorisme » comme il le faisait encore le 10 novembre dernier, seuls les faits peuvent ramener à son néant ce misérable petit exercice d’autopromotion. Ils n’y manquèrent pas.

Les attaques du 13 novembre signent la déroute complète de « l’antiterrorisme à la française », sorte de monstre bureaucratique fat, veule et moutonnier. La nouvelle rhétorique de la « guerre » qui s’est substituée à la promesse de « sécurité » ne sort pas de nulle part : elle a été élaborée dans les derniers mois en prévision de l’inévitable attentat et afin de masquer par une folle fuite en avant la faillite de tout un appareil, le désastre de toute une politique. Sous ses mâles postures, elle peine à dissimuler l’impuissance flagrante et la désorientation profonde des gouvernants. D’une manière générale, toute guerre extérieure que déclare un gouvernement se comprend d’abord comme un acte de guerre intérieure, et vise d’abord sa propre population, c’est-à-dire la mainmise sur celle-ci, son contrôle, sa mobilisation, et seulement accessoirement la puissance rivale. C’est ce que ne comprendront jamais les géopoliticiens, et qui rend toujours si oiseuses leurs considérations sur « les Américains », « les Russes », « les Chinois » et autres « Iraniens ». C’est aussi ce qui fait que les dernières frappes aériennes françaises dont on s’est empressé d’assurer la publicité ne devaient rien toucher de décisif : elles sont à elles-mêmes leur propre but.

Il est remarquable qu’en dehors de ces frappes de cinéma la récente « déclaration de guerre » consiste essentiellement en l’instauration de l’état d’urgence, c’est-à-dire en une révocation des dernières garanties dont la population dispose envers les abus du gouvernement, les exactions de la police et l’arbitraire des administrations. Cela nous rappelle combien la guerre contemporaine est bel et bien de nature contre-insurrectionnelle, ou comme le dit si bien le général Vincent Desportes qu’elle « ne se fait pas entre les sociétés, elle se fait dans les sociétés. » « La cible de l’action n’est plus l’adversaire, mais la population ». Son « objectif est la société humaine, sa gouvernance, son contrat social, ses institutions ». « Les actions militaires sont véritablement “une façon de parler” ; toute opération majeure est désormais d’abord une opération de communication dont tous les actes, même mineurs, parlent plus fort que les mots. (…) Conduire la guerre, c’est d’abord gérer les perceptions, celles de l’ensemble des acteurs, proches ou lointains, directs ou indirects. » Nous sommes en train de vivre ce que décrit fort justement le Comité Invisible dans À nos amis : « la contre insurrection, de doctrine militaire, est devenue principe de gouvernement. » On a ainsi testé une journée durant la réaction de « l’opinion » à l’annonce de l’annulation potentielle des manifestations contre la COP 21 ; au vu de l’égarement général et de la mollesse des organisateurs de celles-ci, on a décrété dès le lendemain l’interdiction de manifester. Déjà, on envoie le RAID déloger des squatteurs à Lille, on teste des couvre-feux sans queue ni tête, et ce n’est évidemment qu’un début. Avec cet état d’urgence, c’est bien d’une mesure de police contre toute liberté politique qu’il s’agit. On comprend mieux, à présent, la réticence de la population à entonner les rengaines martiales de l’exécutif : elle sait bien qu’au fond c’est elle, la cible de l’offensive qui s’annonce.

Pour nous, et cela ne surprendra personne, il nous semble que le véritable danger ne provient pas du Moyen-Orient, mais des gouvernements successifs qui nous ont plongés dans ces ténèbres et tentent à présent de refermer leur piège sur nous. En nous faisant adhérer à leur guerre, ils spéculent déjà sur les bénéfices qu’ils tireront de la prochaine fois où nous serons pris pour cible. Les attentats, et à présent l’état d’urgence, réalisent le rêve de tout gouvernement : que chacun reste chez soi – la privatisation absolue. C’est évidemment le contraire qu’il faudrait faire : prendre les places, se retrouver dans la rue, occuper les universités, débattre directement de la situation, trouver les mots justes pour se saisir de notre commune condition, rendre l’espace public à sa vocation politique, commencer à s’organiser et cesser de laisser notre destin entre les mains des sanglants imbéciles qui prétendent nous gouverner. Ainsi avons-nous quelque chance de devenir une foule qui se tient, et non plus cette addition de solitudes anomiques qui ne sait pas se défendre lorsqu’elle est attaquée – par son gouvernement ou par des djihadistes.

Source : https://lundi.am/Contre-l-etat-d-urgence-l-urgence-de-prendre-la-rue

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Pour comprendre les meurtres de masse du 13 novembre 2015 (Alain Badiou)

BadiouLundi 23 novembre, au théâtre de la Commune d’Aubervilliers, le philosophe Alain Badiou donnait une conférence au sujet des terribles événements du 13 novembre 2015 à Paris. Son analyse constitue une contribution essentielle à la compréhension de ces meurtres de masse, à mille lieues des discours superficiels des médias et des hommes politiques.

On doit l’enregistrement vidéo de la conférence au site de Là-bas si j’y suis (on retrouvera ici sa transcription écrite)

« Il faut parvenir à penser ce qui est arrivé. Partons d’un principe : rien de ce que font les hommes n’est inintelligible. Dire : « je ne comprends pas », « je ne comprendrai jamais », « je ne peux pas comprendre », c’est toujours une défaite. On ne doit rien laisser dans le registre de l’impensable. C’est la vocation de la pensée, si l’on veut pouvoir, entre autres choses, s’opposer à ce qu’on déclare impensable, que de le penser. Bien entendu, il y a des conduites absolument irrationnelles, criminelles, pathologiques, mais tout cela constitue pour la pensée des objets comme les autres, qui ne laissent pas la pensée dans l’abandon ou dans l’incapacité d’en prendre la mesure. La déclaration de l’impensable c’est toujours une défaite de la pensée, et la défaite de la pensée c’est toujours la victoire précisément des comportements irrationnels, et criminels.

Je vais donc tenter ici devant vous, une élucidation intégrale de ce qui est arrivé. Je vais en quelque sorte traiter ce meurtre de masse comme un des nombreux symptômes actuels d’une maladie grave du monde contemporain, de ce monde dans son entier, et je vais essayer d’indiquer les exigences ou les chemins possibles d’une guérison à long terme de cette maladie, dont la multiplication des événements de ce genre dans le monde est un symptôme particulièrement violent et particulièrement spectaculaire. » Alain Badiou.

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La guerre n’éradiquera pas le terrorisme

A qui sert leur guerre ?

Aucune interprétation monolithique, aucune explication mécaniste n’élucidera les attentats. Faut-il pour autant garder le silence ? Beaucoup jugent – et nous les comprenons – que devant l’horreur de l’événement, seul le recueillement serait décent. Mais nous ne pouvons pas nous taire, quand d’autres parlent et agissent pour nous, nous entraînent dans leur guerre. Faut-il les laisser faire, au nom de l’unité nationale et de l’injonction à penser comme le gouvernement ?

Car ce serait la guerre, désormais. Auparavant, non ? Et la guerre pour quoi : au nom des droits de l’homme et de la civilisation ? En réalité, la spirale dans laquelle nous entraîne l’Etat pompier pyromane est infernale. La France est en guerre continuellement. Elle sort d’une guerre en Afghanistan, lourde de civils assassinés. Les droits des femmes y sont toujours bafoués, tandis que les talibans regagnent chaque jour du terrain. Elle sort d’une guerre en Libye qui laisse le pays ruiné et ravagé, avec des morts par milliers et des armes free market qui approvisionnent tous les jihads. Elle sort d’une intervention au Mali. Les groupes jihadistes liés à Al-Qaeda ne cessent de progresser et de perpétrer des massacres. A Bamako, la France protège un régime corrompu jusqu’à l’os, comme au Niger et au Gabon. Les oléoducs du Moyen-Orient, l’uranium exploité dans des conditions monstrueuses par Areva, les intérêts de Total et de Bolloré ne seraient pour rien dans le choix de ces interventions très sélectives, qui laissent des pays dévastés ? En Libye, en Centrafrique, au Mali, la France n’a engagé aucun plan pour aider les populations à sortir du chaos. Or il ne suffit pas d’administrer des leçons de prétendue morale (occidentale). Quelle espérance d’avenir peuvent nourrir des populations condamnées à végéter dans des camps ou à survivre dans des ruines ?

La France prétend détruire Daech ? En bombardant, elle multiplie les jihadistes. Les Rafale tuent des civils aussi innocents que ceux du Bataclan. Comme en Irak, certains de ces civils finiront par se solidariser avec les jihadistes : ces bombardements sont des bombes à retardement.

Daech est l’un de nos pires ennemis : il massacre, décapite, viole, opprime les femmes et embrigade les enfants, détruit le patrimoine mondial. Dans le même temps, la France vend au régime saoudien, pourtant connu pour financer des réseaux jihadistes, des hélicoptères de combat, des navires de patrouille, des centrales nucléaires ; l’Arabie Saoudite vient de commander 3 milliards de dollars d’armement ; elle a réglé la facture des deux navires Mistral, vendus à l’Egypte du maréchal Al-Sissi qui réprime les démocrates du printemps arabe. En Arabie Saoudite, ne décapite-t-on pas ? N’y coupe-t-on pas les mains ? Les femmes n’y vivent-elles pas en semi-esclavage ? Engagée au Yémen au côté du régime, l’aviation saoudienne a bombardé les populations civiles, détruisant au passage des trésors architecturaux. Bombardera-t-on l’Arabie Saoudite ? Ou bien l’indignation fluctue-t-elle selon les alliances économiques de l’heure ?

La guerre au jihad, dit-on martialement, se mène en France aussi. Mais comment éviter que ne sombrent des jeunes issus en particulier des milieux populaires, s’ils ne cessent d’être partout discriminés, à l’école, à l’embauche, dans l’accès au logement ou dans leurs croyances ? Et s’ils finissent en prison. En les stigmatisant davantage ? En ne leur ouvrant pas d’autres conditions d’existence ? En niant leur dignité revendiquée ? Nous sommes ici : la seule manière de combattre concrètement, ici, nos ennemis, dans ce pays devenu le deuxième vendeur d’armes mondial, c’est de refuser un système qui, au nom du profit à courte vue, produit partout plus d’injustice. Car la violence d’un monde que Bush junior nous promettait, il y a quatorze ans, réconcilié, apaisé, ordonné, n’est pas née du cerveau de Ben Laden ou de Daech. Elle pousse et prolifère sur la misère et les inégalités dont, année après année, les rapports de l’ONU montrent qu’elles s’accroissent, entre pays du Nord et du Sud, et au sein des pays dits riches. L’opulence des uns a pour contrepartie l’exploitation et l’oppression des autres. On ne fera pas reculer la violence sans s’attaquer à ses racines. Il n’y a pas de raccourcis magiques : les bombes n’en sont pas.

Lorsque furent déclenchées les guerres d’Afghanistan et d’Irak, nos mobilisations ont été puissantes. Nous affirmions que ces interventions sèmeraient, aveuglément, le chaos et la mort. Avions-nous tort ? La guerre de François Hollande aura les mêmes conséquences. Il est urgent de nous rassembler contre les bombardements français qui accroissent les menaces et contre les dérives liberticides qui ne règlent rien, mais contournent et nient les causes des désastres. Cette guerre ne se mènera pas en notre nom.

Signataires : Ludivine Bantigny, historienne, Emmanuel Barot, philosophe, Jacques Bidet, philosophe, Déborah Cohen, historienne, François Cusset, historien des idées, Laurence De Cock, historienne, Christine Delphy, sociologue, Cédric Durand, économiste, Fanny Gallot, historienne, Eric Hazan, Sabina Issehnane, économiste, Razmig Keucheyan, sociologue, Marius Loris, historien, poète, Marwan Mohammed, sociologue, Olivier Neveux, historien de l’art, Willy Pelletier, sociologue, Irène Pereira, sociologue, Julien Théry-Astruc, historien, Rémy Toulouse, éditeur, Enzo Traverso, historien.

Source : http://www.liberation.fr/planete/2015/11/24/a-qui-sert-leur-guerre_1415808

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