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Pour les Zad, contre l’Etat de droit, contre le travail


[Illustration : Valk]

On n’a pas souvent l’occasion, dans une vie, de saluer une victoire historique, et l’enterrement par le pouvoir macronien du projet d’aéroport de Notre-Dame des Landes en est une. On ne peut pas ne pas penser à Rémy Fraisse au moment de crier : hourra pour celles et ceux qui ont mis leur vie dans la balance ! Hourra pour les camarades qui se sont battus par tous les moyens, dont certains si peu respectueux de l’Etat de Droit !

Car la camarilla de politiciens qui a piaillé contre l’abandon de l’aéroport de Notre-Dame des Landes a parfaitement raison : ce résultat d’années de combat est un encouragement à ne pas respecter l’Etat de Droit. Rappelons que l’Etat de droit réellement existant a déclaré innocents le gendarme tueur de Rémi Fraisse et toute sa chaîne de commandement, qu’il envoie des migrants perdre leurs pieds dans la neige, leur arrache leurs couvertures, les gaze quand ils viennent prendre un café, et organise la confiscation des richesses par les banquiers d’affaire et leurs communicants. Rappelons que, comme vient de le montrer la dernière séquence sur la loi Travail, l’Etat de Droit réellement existant fournit sans cesse les formes nécessaires pour que le travail coûte toujours moins cher au capital et que le premier soit toujours plus facilement exploitable par le second.

Aujourd’hui, c’est un fait connu même des journalistes : sur la ZAD, on se passe fort bien de police et de tribunaux. Les conflits et les manquements aux normes que se fixe la collectivité sont réglés en assemblée ou par un comité de médiation. La domination masculine, par exemple, n’a pas besoin d’un hashtag ou du recours à une institution judiciaire pour être contrée. L’idée que l’homme est un loup pour l’homme et qu’une superstructure étatique serait indispensable pour empêcher les humains de s’entredévorer (ou pour être plus proche du réel, pour réguler l’entredévoration) est certes démentie par les procédures formelles que s’est donnée la communauté mais aussi et surtout par l’esprit de bienveillance et de solidarité que le combat commun y a fait régner [1]. Plus généralement et plus profondément, sur la Zad, ce qui permet de se passer avec bonheur d’un « Etat de Droit », c’est que l’activité humaine y est dans une large mesure, libérée du travail [2].

En développant sur certains secteurs de la vie matérielle une relative autosuffisance, en organisant avec des militants de la région la mise à disposition de production auprès des piquets de grève, des lieux occupés ou des cantines de migrants, en généralisant l’entraide, les prix libres et la gratuité, les zadistes développent une forme de vie qui est une critique en acte de cette forme contrainte de l’activité humaine qu’on appelle le travail. Tout comme celles et ceux qui ont vu dans le mouvement contre la loi El Khomry l’occasion de remettre en cause la loi « Travaille ! », les individus qui refusent le salariat pour vivre sur les Zad ne sont pas des feignants : il faut voir avec quel cœur et quelle constance ils savent s’activer pour bâtir ou détruire, selon les nécessités du moment.

Les Grands Projets représentent une nécessité pour un monde qui prétend être le seul possible parce qu’il reposerait sur la raison, sur de multiples incarnations de la raison censées recouvrir tout le réel : la raison de l’économiste, celle du financier, de l’ingénieur, de l’aménageur, du manager. La critique de ces raisons est au cœur des luttes de territoire. Libérer l’activité humaine implique de refuser le noyau d’irrationalité absolue au cœur de la rationalité capitaliste : le déplacement de l’aspiration à l’illimité qui semble inséparable de la condition humaine dans la production toujours plus grotesque et monstrueuse d’objets (y compris sous forme d’octets). Contre cette irrationnelle rationalité, il s’agit d’une recherche essentielle en ces temps de catastrophe, celle de la juste mesure dans chaque réalité, (dans la production de tels ou tels objets, dans les moyens de transport, dans la recherche scientifique aussi bien que dans les échelles de la vie en commun). Cette recherche n’est pas compatible avec l’universalité abstraite d’une unité de mesure comme l’argent ou d’une norme comme dans le droit. Dans l’intense activité déployée par les zadistes pour faire exister leur forme de vie, il n’y a guère de place pour un équivalent général qui en ferait un travail exploitable par un capital.

La disparition de la gauche de gouvernement est le produit de la nouvelle étape capitaliste, dans laquelle s’affirme l’impossibilité du réformisme, compromis entre exploiteurs et exploités accordant quelques aises à ces derniers en échange de la poursuite de l’exploitation. Même si la classe de l’aliénation consumériste a encore de beaux jours devant elle, notamment en Chine, ce qui était le fond du réformisme, le rêve d’une classe moyenne universelle intégrant l’immense majorité de la population est parti en fumée. La suite sera soit l’aggravation mortifère de l’exploitation, soit le dépassement du capitalisme. La révolution nécessaire ne peut être qu’un basculement, un changement de civilisation planétaire qui s’étendra sur des décennies. Ce qui est en bout de course aujourd’hui, c’est un cycle qui s’est sans doute ouvert [3], avec l’invention des horloges dans les monastères. Pour qu’existe aujourd’hui cette économie qu’on nous présente comme une chose naturelle et qui s’impose d’elle-même, cette hallucination numérisée qui transfère des milliards en quelques secondes dans le ciel des transactions financières, qui ferme une usine ici et en ouvre une autre là, qui pollue massivement la vie en payant des scientifiques pour le nier avant de se lancer dans les industries de la dépollution, pour que tout cela s’édifie et fonctionne, il a fallu rendre le temps mesurable. Et plus précisément, il a fallu rendre mesurable le temps des individus et des groupes dans ce qui exprime le mieux leur être, à savoir l’activité qui transforme leurs conditions matérielles. Il a fallu sortir le temps de l’autonomie subjective pour en faire une quantité échangeable et donc profitable pour la classe qui domine l’échange. La révolution sera la réappropriation par les individus et les groupes de leur autonomie temporelle subjective. Aucune entité dotée d’attributs extra-humains, telle que l’économie, ne devrait plus être là pour faire entrer la temporablité des regroupements humains dans une temporalité universelle régulée par un équivalent général. L’existence de points d’ancrages territoriaux dont les zad, les fiches urbaines réappropriées, les unités de production occupées sont une préfiguration, est essentielle au devenir révolutionnaire. D’ores et déjà, dans les zones réfractaires aux Grands Projets, un imaginaire et une rationalité différents se développent. On aura bien besoin de l’une et de l’autre, pour harmoniser une expansion de la communisation à toute la planète avec l’autonomie radicale des activités et des territoires.

Défendre et développer les zad (par exemple en allant à la manif du 10 février) ou critiquer le travail pour libérer l’activité (comme on s’y emploiera à la journée Tout le monde déteste le travail le 27 janvier à Paris), c’est un seul et même combat. Dans les deux cas, il s’agit de comprendre et de combattre, ou plutôt, comme on ne saisit pas une réalité de la même manière selon qu’on la contemple ou qu’on s’y confronte, il s’agit de comprendre en le combattant le rapport humain qui, avec le capitalisme imprime sa marque sur tous les autres : l’exploitation. Exploitation de l’homme (et singulièrement de la femme) par l’homme, et exploitation de la nature procèdent d’un même rapport faussé et mortifère au monde et aux autres, avec lequel les zad et la critique du travail ont commencé à rompre.

Serge Quadruppani

Source : https://lundi.am/Pour-les-Zad-contre-l-Etat-de-droit-contre-le-travail

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[1] « Car ici ( la ZAD de NDDL ), l’expression ’zone de non-droit’, qu’ils voudraient effrayante, a pris une acceptation radicalement positive. Contrairement à ce qui a lieu dans les rues des villes « policées », à la ZAD, personne ne dort dehors et chacun mange à sa faim. De grands dortoirs accueillent les arrivants, un « non-marché » hebdomadaire propose les légumes, la farine, le lait, le pain et les fromages produit sur place, sans qu’un prix ne vienne sanctionner la valeur. Dans les nombreuses infrastructures collectives, mais aussi dans les échanges ou les travaux communs, les relations se basent sur la confiance et la mise en commun, à l’envers des logiques ayant cours qui s’appuient sur le soupçon et l’individualisme. Ce que les cyniques de tous bords taxent d’utopie irréalisable est éprouvé dans les gestes et la matière. Même l’absence de police et de justice – les gendarmes ne fréquentant plus la zone depuis 2013 – n’a pas produit le chaos que d’aucuns auraient imaginé et souhaité. Les opposants à l’aéroport ont démontré qu’ils étaient capables de vivre ensemble sans aucune tutelle les surplombant. Une communauté de lutte a donc patiemment vu le jour, nouant des liens tissés pour résister aux attaques comme au pourrissement. Tout ceci ne va pas sans heurts, évidemment, si déshabitués que nous sommes à décider nous-mêmes de nos devenirs. Nous réapprenons, nous apprenons, et rien n’est plus joyeux et passionnant que de se plonger dans cet inconnu ». Extrait de « Zad : Valls sans retour » (Collectif Mauvaise Troupe)

 

[2] Le profit n’est pas qu’une des composantes, parmi d’autres, de la société capitaliste : il en est le moteur principal, la raison d’être de tout ce qui existe dans le monde social. Le profit n’est pas quelque chose qui vient se greffer sur les activités humaines et détourner pour le capitalisme parasitaire le produit du travail. Il est à la source de toutes ces activités, qui sans lui n’existeraient même pas – ou, si on préfère, ces activités humaines existeraient de manière si différente qu’elles n’auraient rien à voir avec les activités telles qu’on les observe actuellement.(…)

Pour engendrer du profit, il faut que la valeur contenue dans les marchandises augmente : que la valeur de ce qui est produit soit supérieure à la valeur qu’il a fallu dépenser (en matières premières, machines, locaux, transports…) pour le produire. Or, ce qui est utilisé pour produire a la même valeur que ce qui est produit, si on n’y a pas ajouté quelque chose. Ce quelque chose qui s’ajoute, c’est l’activité humaine, l’intelligence, la force, l’énergie musculaire dépensées pour assembler et transformer des choses éparses en une chose différente qualitativement de ce qu’on avait au départ. Cette activité doit se présenter sous une forme particulière, telle qu’elle puisse être achetée pour s’incorporer dans la valeur finale de ce qui est produit : c’est l’activité humaine sous la forme du travail, et sous cette forme de travail elle peut être achetée par le capital.

« Qu’est-ce que la communisation ? », Léon de Mattis, Sic http://sicjournal.org/quest-ce-que-la-communisation/

 

[3] Voir Pierre Musso, La religion industrielle, Fayard

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Vivre, ou rien

article_Kissing-coupleLe monde, ou rien. Voilà quelques semaines que nous sommes plongés dans l’ébullition de la lutte, ses coups de folies et son euphorie. Qu’importe qu’elle triomphe de cette loi. Elle n’est qu’un déclencheur, qu’une occasion, rien de plus. Le statu quo est tout aussi immonde. Ce qui se passe un peu partout est plutôt une manifestation d’une rage diffuse, d’une colère montante, d’un dégoût qui se généralise vis-à-vis de ce monde et ses avocats qui nous martèlent sans cesse, que non, vraiment, il n’y a pas d’alternative.

Lois sécuritaires, renforcement du pouvoir (et de l’armement) de la police, arrestations arbitraires et matraquage aveugle, la vieille logique du gouvernement par la peur est reprise avec un certain brio par ce gouvernement « socialiste ». Et les médias jouent parfaitement leur rôle, faisant planer une menace diffuse, pluridirectionnelle et omniprésente, implantant jour après jour la peur dans chaque conscience, avec une abnégation remarquable.

L’État s’appuie en effet sur un arsenal législatif dit « antiterroriste » toujours plus important, toujours plus total, censé nous « protéger » de la « menace djihadiste ». Mais qui peut se faire des illusions sur l’efficacité de mesures judiciaires sur un individu déterminé à mourir pour mener son action à terme ? En tout cas ceux qui nous gouvernent ne s’en font pas. L’antiterrorisme est un voile. La constitutionnalisation de mesures d’exception comme l’État d’urgence ou le renforcement des pouvoirs de la police a un but tout autre. Il s’agit bien, en réalité, de contenir, de contrôler, de maîtriser ceux qui refusent cet état de fait et font de ce refus un principe d’action en vue de faire émerger un autre monde. Ce sont bien ceux qui ont choisi de lutter contre le travail et contre l’État, contre le capitalisme et la pauvreté des existences qu’il génère qui sont in fine visés par ces dispositifs.

Si nous ne sommes pas organisés, si nos volontés ne se rejoignent pas toujours, ou pas au même moment, ce qui les terrifie est que la convergence se fasse soudainement, à la suite d’un évènement quelconque. Non pas la convergence des luttes comme on peut l’entendre dans les cortèges syndicaux qui n’est qu’un simple agrégat de composantes disparates et conservatrices et qui est vouée à s’effondrer avec le mouvement, mais la convergence des désirs. Du désir de vivre un monde que l’on construira, que nous construisons déjà. Que dans ces moments de lutte se tissent des liens, naissent des amours, émergent des projets communs, se créent des communautés de résistance. Que ces désirs diffus, éparpillés, divers, se rencontrent au gré d’une assemblée étudiante un peu laborieuse, d’une occupation, d’une garde-à-vue ou d’un repas partagé et que ce désir d’être ensemble, d’imaginer ensemble, de faire ensemble devienne de plus en plus pressant. Voilà ce qu’ils craignent.

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Nous qui désirons sans fin, nous voulons vivre pleinement, nous voulons vivre érotiquement. Nous sommes Eros, parce qu’il est comme nous pulsion de vie en même temps qu’amour, parce qu’il est comme nous révolte contre un monde de mort.

Nous voulons être amour, vivre l’amour, faire l’amour. Nous voulons jouir d’être la vie : fêter, imaginer, créer, rêver, voir, faire, être ensemble, vivre ensemble.

La vie est un flux, celui de se sentir soi-même, de sentir l’Autre et de sentir notre monde, s’éprouvant, s’épanouissant, s’accomplissant dans cette sensualité. Ce monde actuel, lui, pétrifie ce flux sous forme de marchandise-travail, il nous en dépossède au profit de choses mortes(marchandises, argent, capital) et d’une vie fausse, il réprime ce flux avec l’État, il manipule médiatiquement celui-ci, il est une réification, une aliénation, une mortification, une répression, une manipulation, une négation de la vie.

Nous n’en voulons plus, de ce monde, de son travail, de ses relations, de ses destructions, de sa misère existentielle. La vie aujourd’hui n’est rien dans ce monde de mort, demain elle sera tout – et ce monde, mort.

Nous voulons construire autre chose qu’une cage. Nous voulons faire autre chose que travailler. Nous voulons vivre autre chose que cette survie, cette sous-vie. Nous voulons habiter autre chose que ce taudis. Nous voulons aimer autrement que dans l’industrie pornographique. Nous voulons nous imaginer autrement qu’au travers de l’idéologie. Nous voulons être ensemble plutôt qu’être en guerre. Nous voulons créer autre chose que cette destruction. Nous voulons rêver d’autre chose que de ce cauchemar. Nous voulons échanger autre chose que de l’argent et des marchandises. Nous voulons faire croître autre chose que l’économie. Nous voulons faire société autrement qu’au travers du capitalisme. Nous voulons autre chose que ce monde, c’est-à-dire que de ce monde, d’aucune chose, nous voulons.

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L’économie c’est la guerre, la guerre de tous contre tous. Dès tout petit, on nous pousse à suivre nos propres intérêts, dans le cadre posé par la société de marché, on nous fait croire que l’égoïsme est une catégorie ontologique, que la « nature humaine » est ainsi et que pour ne pas perdre il faut donc gagner. Dominer, écraser, maximiser, voilà les maîtres mots de l’entrepreneur de soi, de l’individu d’aujourd’hui qui veut survivre dans cette jungle concurrentielle. À travers le capitalisme, véritable société de l’économie, nos subjectivités se formatent dans un devenir-marchandise de la vie. Le capitalisme façonne des subjectivités à son image et selon sa logique : prédatrices, impitoyables, séparées-isolées l’une de l’autre, égoïstes, machiniques, calculatrices. Même si notre subjectivité vivante résiste tendanciellement à ce formatage, il n’en reste pas moins que notre subjectivité est un champ de bataille – et son résultat – entre une rationalité capitaliste et notre pulsion de vie. Pour que celle-ci triomphe, et elle est une condition préalable à une société vivante-émancipée, sachons que c’est uniquement dans une révolte de la vie qu’une telle subjectivité peut advenir. Les révoltes de la vie ont transformé, transforment, transformeront nos subjectivités, avant même que dans une société nouvelle, de nouvelles vies émergent de nouvelles subjectivités.

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Notre vie ne tolère d’autre limite que celle de sa perpétuation comme Jouir personnel et collectif, c’est-à-dire qu’il ne peut y avoir de limite au Jouir de nos vies que celle où notre pulsion de vie se transforme en pulsion de mort, et où notre Jouir se renverse en Souffrir. La vie n’est pas une débauche, une barbarie, une folie ; c’est au contraire un équilibre entre une vie sur-réprimée, donc mortifiée, et une vie déchaînée, donc (auto)destructrice. La société dans laquelle nous vivons, au contraire, est une barbarie au sens où elle nous sur-réprime d’un côté tandis qu’elle nous pousse de l’autre à un déchaînement destructeur de soi et des Autres. Or notre société est justement une immense accumulation de surrépressions, souvent présentées de manière mensongère comme « naturelles » (travail), voire comme des « libérations » (guerre sportive, pornographie, Spectacle médiatique). La révolte de la vie, sans mortification ni pulsion de mort, est donc une révolte de l’énergie érotique, de la pulsion de vie, trop longtemps sur-réprimée, contre cette sur-répression, et sans devenir pulsion de mort.

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Ne travaillez jamais

L’aggravation continuelle de la crise structurelle du capitalisme (en plus de sa financiarisation et sa gestion en faveur des actionnaires et du patronat), entraîne depuis plus de 40 ans une intensification et une précarisation continue du travail, avec d’un côté une masse croissante de chômeurs brisés par une société du travail sans travail, et de l’autre une organisation néocapitaliste du travail continuellement restructurée, exerçant une pression énorme sur ses salariés (jusqu’au harcèlement), organisant une guerre de tous contre tous au sein même de l’entreprise, et démultipliant ainsi isolement, haines, humiliations, stress, déformations physiques, accidents de travail, licenciements brutaux, dépression, burn-out, suicides. Le travail est d’ores et déjà une souffrance intolérable – mais ne l’est-il pas structurellement ? Nous souffrons de devoir quotidiennement nous vendre comme marchandise pour survivre, ou d’être dépréciés de ne pas être un esclave « rentable » du capitalisme. Nous souffrons de devoir obéir à des impératifs absurdes, avilissants, destructeurs. Nous souffrons de devoir exécuter ces impératifs dans des conditions éprouvantes, voire dangereuses. Nous souffrons de cette activité indifférenciée, absurde, destructrice. Nous souffrons d’être réduits à des robots, des machines, des esclaves. Nous souffrons d’être humiliés faute d’être des esclaves suffisamment « performants ». Nous souffrons de rentrer vidés, de ne pas pouvoir vivre. Nous souffrons d’être en guerre de tous contre tous avec nos semblables, d’être objet d’une haine envieuse ou d’envier haineusement quelqu’un d’autre. Nous souffrons d’être menacés d’élimination économique chaque seconde. Nous souffrons d’être dans une précarité permanente. Nous souffrons d’être traités de « capital humain », de « mauvaise graisse », de « facteur humain », de « bras cassés », d’ « assistés », de « fainéants ». Nous souffrons d’être des soldats d’une guerre économique permanente, sacrifiés sur l’autel de la compétitivité, de la productivité et de la croissance, bref du capitalisme. Nous souffrons de souffrir seul, de devoir nous cacher notre souffrance, de nous mentir, de ne pas pouvoir parler de notre souffrance, de devoir cacher celle-ci aux autres. Nous souffrons qu’on nous mente, et qu’on se propose d’approfondir encore notre souffrance et notre servitude avec cette nouvelle réforme du travail. Nous souffrons de travailler, il n’y a pas de « souffrance au travail », travailler au sein du capitalisme c’est souffrir, il n’y a pas « le travail et ses souffrances », le travail, c’est souffrance. Cette loi n’est donc qu’un ultime approfondissement du travail comme souffrance et comme servitude.

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Ne travaillez jamais signifie : ne vendez jamais votre vie, votre temps, votre activité, votre faire, comme marchandise, comme marchandise produisant d’autres marchandises et de l’argent, comme marchandise produisant un monde de mort.

Le travail est en effet, de par son essence même, l’activité non-libre, inhumaine, asociale. Le travail, c’est une dépossession de sa vie au profit d’une fonction machinique de production de marchandises et de valeur, c’est une vente de soi, de son existence, de son temps de vie, de son activité, de son faire, comme marchandise. C’est un esclavage libre, libre au sens où on l’on peut refuser de travailler contrairement aux esclaves, mais comme on a été dépossédé de toute possibilité d’existence en-dehors du Marché, pour survivre, on doit travailler. Comme des esclaves, nous avons une compensation, eux en nature, nous en argent. Comme des esclaves, on nous envoie des forces de répression lorsqu’on se révolte. Qu’on vende des heures d’activité ou notre production soi-disant ’autonome’, qu’on soit salarié.e ou ubérisé.e, nous sommes réduits à des marchandises productrices de marchandises (qu’importe quelles marchandises, qu’importe comment, tant qu’elles rapportent). Notre labeur n’est pas une réponse qualitative à nos besoins particuliers (y compris collectifs), mais une production machinique de marchandises et d’argent, ou (auparavant) une acquisition machinique de savoirs formatés que l’on soit lycéen.ne ou étudiant.e. Avec ou sans proxénète, nous sommes tous des prostitué.e.s, nous vendons notre cerveau, nos muscles, notre sexe, qu’importe. Nous sommes des robots(travailleurs, en tchèque), des individus réduits à des machines productrices. Nous sommes soumis au capitalisme, ce Moloch insatiable, ce train aveugle écrasant tout sur son passage. La pulsion de vie doit se défaire du travail, du capitalisme et de l’État, c’est d’une abolition et non d’une réforme qu’il s’agit.

Nous n’avons pas peur de cette société de travail sans travail, c’est cette société de travail sans travail qui a peur de nous.

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Nous n’avons de toute façon pas d’autre choix que d’en finir avec le capitalisme et son travail, en raison même de la dynamique du capitalisme en crise. Chaque entreprise doit, en raison d’une saturation tendancielle des marchés et d’une compétition généralisée pour vendre ses marchandises, réduire ses coûts, donc substituer du « travail vivant » (des travailleurs) par des machines-robots. Cette élimination de « travail vivant » fait qu’il y a, par conséquent, une baisse tendancielle de la demande (hors-crédit) puisque ceux qui ne travaillent plus ont moins de revenus (comme ceux qui restent d’ailleurs). Depuis 40 ans de troisième révolution industrielle, avec l’introduction de l’informatique, de l’automatisation et de la robotique dans le processus productif, cette substitution structurelle et tendancielle du « travail vivant » (des travailleurs) par des machines-robots a pris une nouvelle dimension. La possibilité d’une substitution complète de certains pans du « travail vivant » par des machines-robots (caisses automatiques, robots-ouvriers, chaînes de montage entièrement automatisées…) provoque ainsi l’explosion du chômage technologique. Et ce chômage technologique, alimentant une baisse de demande solvable, donc une baisse tendancielle de la consommation, entraîne une saturation d’autant plus rapide des marchés, des crises de surproduction toujours plus fréquentes donc de nouvelles substitutions de « travail vivant » par des machines/robots, entraînant une nouvelle baisse de demande solvable, une nouvelle phase de crise, etc., et cela ad nauseam. La dynamique du capitalisme conduit donc à une éviction progressive du « travail vivant » du procès capitaliste : 10-15% de chômage aujourd’hui, plus de 47% en 2030 selon certaines projections. Et cette augmentation structurelle du « chômage technologique » s’effectue en parallèle, comme on le voit depuis plus de 50 ans, d’une intensification et d’une précarisation du « travail vivant » restant. Le devenir structurel du capitalisme, c’est donc une multiplication des phases de crise, une augmentation progressive du chômage technologique et une intensification-précarisation du travail restant,jusqu’au chômage quasi-total, l’esclavage des derniers travailleurs et l’effondrement du capitalisme.

L’économie ne veut plus de nous, nous ne voulons plus d’elle. L’économie veut se débarrasser de nous, débarrassons-nous d’elle !

ne plus jamais travailler

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La vie libérée

Le mouvement actuel d’opposition au projet de loi-travail a réveillé nos vies et nos rêves au nom d’un mauvais rêve de certains, il faut maintenant qu’elle s’attaque au cauchemar réalisé du travail et de sa crise. Il ne s’agit plus de lutter défensivement contre une loi en attendant qu’une prochaine phase de crise nous l’impose au nom du « réalisme économique », il faut combattre offensivement cette réalité économique de crise et en crise. Il ne faut plus mendier l’ajournement de l’inévitable au sein du capitalisme en crise, mais abolir celui-ci aujourd’hui. Le réformisme « progressiste » est mort, il n’y a plus qu’un sous-réformisme de cogestion de crise, seule une optique résolument révolutionnaireest désormais réaliste.

Nous savons toutes et tous que nos « mouvements sont faits pour mourir », et ce n’est pas grave. Si c’est en général un projet de loi rétrograde ou un évènement particulier comme une immolation ou une « bavure » policière qui vont servir de déclencheur à un mouvement de protestation et créer des communautés d’acteurs près à se battre contre un objet commun, le mouvement dépasse toujours son objet et c’est ce dépassement qu’il nous faut chercher.

Nous nous intéressons peu à la massification, les pétitions sont signées puis oubliées, les cortèges défilent et rentrent chez eux, les vitrines sont brisées puis réparées, les murs tagués puis nettoyés. Si la manifestation peut faire infléchir, si les grèves peuvent faire peur, si les émeutes peuvent être salutaires il nous faut nous saisir de ces moments particuliers que sont les situations insurrectionnelles pour nous rencontrer, nous constituer en communautés, en communautés de lutte, en communautés d’ami.e.s. Il nous faut créer. Il nous faut nous créer.

Un mouvement ouvre une brèche, crée une coupure temporelle, une rupture dans le déroulement linéaire de nos vies. Ces moments de « pause » nous conduisent à reconsidérer nos vies, à les saisir telles qu’elles sont et à les imaginer telles qu’on voudrait qu’elles soient. Ces brèches sont souvent l’occasion de rencontres, de densification des liens, de création de relations qui dépassent le seul intérêt stratégique. C’est sur la durabilité et la qualité de ces relations qu’il nous faut nous appuyer maintenant pour qu’émergent des communes, partout, tout le temps. Plus que des simples communautés de lutte ou de résistance qui, par définition n’existent que le temps de la lutte, bâtissons de véritables foyers d’insoumission, des points de fixation des colères et des désirs. Saisissons-nous d’appartements, de friches, de bocages, saisissons-nous d’entrepôts, d’universités, de châteaux, transformons des sols bétonnés en jardins d’approvisionnement des luttes. Etablissons-nous sur les territoires et habitons-les et vivons-y le monde que l’on veut vivre.

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Omnia sunt communia. Nous formerons ensemble des communes, comme celle de Paris de 1871, d’Aragon de 1936 et de Notre-Dame-des-Landes, des communes associées entre elles, des communes où nous ferons ensemble ce que nous voulons et personnellement ce que nous voulons, des communes où il y aura de commun ce qui aura été décidé comme tel et ce qu’il y aura de personnel aura été décidé comme tel, des communes où nous pourrons faire autre chose de nos vies que nous vendre comme marchandise, produire des marchandises et consommer des marchandises. Les habitant.e.s des communes plutôt ’communisantes’ feront ensemble ce qu’ils auront librement choisi de faire – en accord avec les possibilités du monde-de-la-vie -, et partagerons en fonction des besoins de leurs membres leurs activités comme leurs produits (avec, en cas d’abondance insuffisante, une auto-régulation collective). Les communes plutôt ’personnalisantes’ seront peuplées de personnes faisant séparément ce qu’ils ont envie-besoin de faire, et partageront après coup sous forme d’une chaîne de dons libres. Désormais, dans l’une comme dans l’autre, nul.le ne sera obligé de vendre son cerveau, ses muscles ou son sexe. Les communes formeront entre elles une chaîne de dons, permettant une satisfaction de l’ensemble de leurs besoins tout en entretenant des relations d’amitié.

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La vie s’épanouira dans une vita contemplativa, mais aussi dans une vita activa, où, au lieu de s’asservir au travail et au capitalisme, nous cultiverons des légumes et des fruits, nous construirons des maisons, tracerons des chemins, écrirons des histoires et des chansons, nous ferons ce qu’il nous plaira en même temps que ce qu’il nous faudra dans l’optique d’une poursuite de notre vie s’épanouissant, et non ce qu’une ’demande’ abstraite de marchandises exige. De nouvelles subjectivités émergeront de ces nouvelles vies, épanouies dans une diversité non-finie du faire.

Il n’y aura plus de gens seulement artistes au détriment de l’épanouissement artistique des autres et de leur propre épanouissement dans d’autres domaines, mais des gens qui, entre autres choses, feront de l’art. Nous ne voulons pas simplement rendre l’art commun à tous mais intégrer l’art à notre faire, à nos vies. Il n’y aura plus de sphère séparée du travail, mais une vie mêlant vita activaet vita contemplativa. Le temps sera celui de notre vie et de ses activités, non celui des montres et du travail. Il n’y aura pas de comptabilité, de mesure, de pointage, de productivité, de rendement, d’évaluation individuelle des performances.

Nous ré-apprendrons des savoirs-faire dont nous avons été dépossédés (et ce, à chaque génération, avec l’école comme enseignement de l’ignorance), nous saurons tout faire nous-mêmes (collectivement), après des siècles de prolétarisation réduisant l’activité productive à un nombre limités de gestes répétés ad nauseam.

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Les communes formeront leurs propres ’institutions’, lesquelles seront ’instituées’ selon notre volonté collective et ’désinstituées’ lorsqu’elles ne nous conviendront plus. Les habitants des communes décideront collectivement, en assemblée, ce qu’il faut faire s’agissant des affaires de tous. Et s’il y a des décisions qu’il faut prendre au niveau d’une fédération (plus ou moins grande) de communes, c’est du basque devra venir toute décision finale. Les communes aboliront donc immédiatement l’État, ce frère jumeau du capitalisme, cette structure de domination bureaucratico-militaro-policière, ce système d’extorsion. Il ne s’agit pas de réhabiliter la politique comme sphère séparée du reste de la société, puisque l’auto-organisation et l’auto-détermination sont le contraire même de l’État et de la politique. Il s’agit plutôt de redonner au politique sa temporalité originaire, celle de la quotidienneté.

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Il est évident que nos communes devront être au-delà des ’genres’ et des ’races’ constituées capitalistiquement. Les communes seront, ainsi, sans masculinité viriliste, celle du sujet capitaliste, insensible, impitoyable, suprémaciste, et sans féminité soumise, subordonnée, dissociée. Elles seront, de même, sans sujet ’colonial’, raciste, dominateur, exploiteur, et sans sujet ’indigène’, racisé, dominé, exploité. Les communes abolissent d’une seule traite prolétaires et capitalistes, sujet masculins et sujets féminins, (post)coloniaux et indigènes, loin de se contenter de l’affirmation du pôle dominé, lequel fut constitué au moment de l’émergence du capitalisme comme système d’exploitation, patriarcal et colonial.

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Le monde, oui, mais pas ce monde de mort. Au niveau des infrastructures, nous détournerons ce qui est détournable pour en faire ce que nous aurons décidé d’en faire, nous détruirons ce qui n’est pas détournable (gigantesques usines, systèmes aéroportuaires et autres infrastructures de mort) dans une logique non-capitaliste (puisqu’une infrastructure résulte d’une logique matérielle découlant elle-même d’une logique sociale – et lorsque cette logique sociale est capitaliste, il en résulte une logique matérielle et donc une infrastructure intrinsèquement capitaliste). Au niveau des techniques, nous détournerons des techniques détournables, nous ’détruirons’ des techniques indétournables (bombes nucléaires, centrales nucléaires, etc.), nous re-découvrirons des techniques et des savoirs-faire, nous développerons des techniques et des savoirs-faire développés aux marges du capitalisme (permaculture), nous inventerons des techniques nouvelles découlant d’une forme de vie et de société nouvelles. Nous établirons un équilibre entre de gigantesques villes invivables, bétonnées et polluées, et des déserts ruraux, en transformant celles-ci en communes urbaines de taille humaine sans rupture avec une ’campagne’ environnante, et celles-là en communes ’rurales’ de centaines ou de milliers d’habitants. Il en résultera un univers matériel de techniques et d’infrastructures conviviales, autonomisantes, non-destructrices, et de communes de taille humaine. On ne s’en remettra donc pas à des méga-usines automatisées, où ce qu’on avait voulu abolir (travail, hiérarchie, spécialisation des activités, pollutions) se reconstituera.

***

Il est temps d’en finir avec le travail, avec l’économie, avec l’État, avant qu’ils en finissent avec nous. Ce sera notre monde, ou rien. Ce ne sera pas ce monde de mort, mais la mort de ce monde. Crevons cette société morbide, moderne, capitaliste, colonialiste-raciste, patriarcale, étatiste, hétéronome, hiérarchique, totalitaire. Créons une société vivante, nouvelle, non-marchande, égalitaire, libertaire, autonome, horizontale, plurielle. Créons une vie de désir, cette vie que nous désirons, que nous décidons. Créons des espaces-temps d’intersubjectivité, d’auto-organisation, d’insoumission.

Soyons résolus à ne pas mourir, et nous voilà vivre. L’histoire ne se fera pas sans nous, une fois encore. Ce sera notre histoire, cette fois.

Comité érotique révolutionnaire

Source : https://lundi.am/VIVRE-OU-RIEN

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Pour en finir avec l’emploi

voiture travailPar Vincent Liegey

Tous les les jours, les chômeurs sont stigmatisés : « Ces assistés », « ces profiteurs », « ces salauds de chômeurs » qui « ne veulent pas travailler ». Il faudrait toujours plus les contrôler, les surveiller.

Surtout, il faudrait qu’ils participent à la relance de la croissance, à ce grand effort productif… mais en se précarisant toujours plus… Pour produire toujours plus, faire tourner la mégamachine et relancer la sacro-sainte croissance si possible « verte »… et enrichir toujours plus l’oligarchie ?!

Travailler, d’accord, mais à quoi ?

Mais, au fait, quel sens ont nos emplois ? Qu’est-ce qu’on produit ? Pour quel usage ?

Déjà, certains emplois s’inscrivent dans la logique destructrice du système et se révèlent donc néfastes et toxiques. C’est le cas notamment des emplois du complexe militaro-industriel (160 000 emplois et un chiffre d’affaire annuel de 15 milliards d’euros en France) ; de la publicité : outil de colonisation de nos imaginaires, d’aliénation et d’abrutissement afin de créer constamment de nouveaux besoins, du désir et de la frustration en gâchant créativité et talents de nos congénères (150 000 emplois et 30 milliards de chiffre d’affaire annuel) ; des lobbyistes (plusieurs dizaines de milliers d’emplois à Bruxelles par exemple) ; des emplois reliés à l’obsolescence programmée, aux emballages, mais n’oublions pas également les emplois liés au monde de la finance, des banques, des assurances, des nouvelles technologies (extrêmement énergivores), du transport (routier ou aérien pour prendre les plus polluants) et puis, et puis…

En fait, à bien y regarder, plus on réfléchit, plus la liste s’allonge. Allez, un dernier exemple avec les « bullshit jobs » que l’on pourrait supprimer en particulier en simplifiant nos systèmes bureaucratiques de flicage !

Tout cela représente des millions d’emplois, des centaines de millions d’heures gâchées… et, au final, du mal-être, le mal-être d’être contraint à ce travail et peu importe les conséquences.

« Oui, mais eux, ils bossent… contrairement aux assistés ! »

« Et tout travail mérite salaire pour les homo-economicus que nous sommes ! » « Et eux, ils contribuent à faire gonfler notre salvateur PIB »… Et bien non, ce n’est pas si simple, une grande partie des tâches effectuées dans nos sociétés se font à l’extérieur de la sphère marchande.

Nos imaginaires économicistes nous empêchent de voir cette autre réalité : les tâches ménagères, le bénévolat, les loisirs, l’économie de réciprocité… et encore plus tout ce qui a du sens, apporte bien-être dans une logique de gratuité [11] et bien loin de ces calculs comptables mortifères : l’amour, l’amitié, la solidarité, la convivialité… Au final, les prémices d’une société du buen vivir.

Travailler moins pour vivre mieux

C’est les questions qui nous animent avec notre slogan provocateur la Décroissance. Déconstruire ces mythes : du travail pour le travail, du productivisme, de l’économicisme, de la compétition et des frustrations créées par les médias sur les soi-disant assistés, en négligeant l’évasion fiscale (plusieurs dizaines de milliards par an en France !) et des inégalités de plus en plus criantes.

Ne devrions-nous pas dire « salauds de riches » dans une grande majorité plutôt que de se retrouver diviser. Enfin, c’est tellement plus simple pour régner : l’oligarchie semble avoir de beaux jours devant elle.

La Décroissance, c’est faire ces pas de côté en questionnant nos productions : leurs conditions, leurs utilités ou encore l’usage des produits.

Au vu de la liste ci-dessus, nous pourrions nous dire que l’on pourrait travailler moins en produisant moins de saloperies inutiles, en produisant local, durable et réparable mais aussi en partageant, en coopérant, en vivant ensemble plutôt que dans nos bulles individuelles en compétition les unes avec les autres.

Bien sûr l’enjeu n’est pas de culpabiliser, encore moins de montrer d’un doigt moralisateur les un-e-s et les autres, d’autant plus que ces emplois sont contraints par l’économie, on est pris dans un système : travaille, emprunte, consomme, obéis, travaille ! L’enjeu est bel et bien d’ouvrir le débat sur le sens de nos activités. Et de voir comment se les réapproprier.

Small is beautiful

Un autre enjeu de la Décroissance est de réfléchir à une société d’abondance frugale soutenable. Une société de low tech et aussi de tâches manuelles à partager mais surtout à concevoir pour les rendre les moins dures possibles. C’est ce qui est expérimenté par exemple avec les nouvelles méthodes pour produire de la nourriture saine de proximité de manière soutenable comme la permaculture, l’agroécologie et l’agroforesterie.

La Décroissance, c’est aussi penser aux transitions : comment sortir de l’impasse de la société de croissance, comment se désintoxiquer de toutes nos dépendances techniques, de nos esclaves énergétiques, étape par étape, de manières démocratiques et sereines.

La transition est en marche, et en s’appuyant sur ces alternatives, elle expérimente ce qui pourrait être demain des sociétés d’a-croissance.

Mais cela n’est pas suffisant, c’est pourquoi, dans « Un Projet de Décroissance » nous proposons des pistes de réflexions, des débats autour d’outils économiques et sociaux susceptibles de nous sortir de l’emploi pour l’emploi pour créer des sociétés d’activités choisies.

L’urgence de ralentir

Tout d’abord, nous proposons la logique de travailler toutes et tous pour travailler moins. On pourrait imaginer la mise en place de mesures décentralisées ouvrant la porte à la liberté de choisir de travailler moins : droit opposable au temps partiel, aux congés sabbatiques, plateforme d’échange et de mise en partage de projets, de temps de travail… Moins de « bullshit jobs » pour plus d’activités qui ont un sens, pour une plus grande participation à cette transition qui est belle et bien en marche… pour une réappropriation de l’autonomie !

Aussi dans une logique de transition, on peut imaginer une série de loi privilégiant la relocalisation de nos productions et sanctionnant ce qui n’est pas souhaitable : baisse drastique des budgets militaires, obsolescence programmée sanctionnée, encadrement stricte de la publicité, mise en place de taxations progressives sur l’emballage, les transports inutiles, les gadgets avec bien sûr des projets d’accompagnement et de reconversion.

Enfin, une autre piste intéressante : la mise en place d’un revenu de base suffisant afin de découpler notre survie économique d’un emploi imposé. Une première étape pourrait être le remplacement du RSA qui dysfonctionne et stigmatise les « assistés » par un revenu de base inconditionnel, individuel et pour tout le monde. Ce revenu serait couplé à la mise en place progressive d’un revenu maximum acceptable et aussi à la sortie de la religion de l’économie à travers la réappropriation démocratique des banques centrales, de la création monétaire et une réflexion sur le non remboursement des dettes publiques illégitimes.

Le revenu de base face aux défauts du RSA :

https://www.youtube.com/watch?v=z9N0v4UGFHo

De même, en s’appuyant sur l’extension des alternatives concrètes, des gratuités, on pourrait imaginer de démonétariser le revenu de base étape par étape et tendre vers ce que nous appelons une Dotation Inconditionnelle d’Autonomie.

Ces mesures demandent du courage politique… mais aussi une décolonisation de nos imaginaires travaillistes afin de voir le monde de manière beaucoup plus large, de remettre l’économie et une vision comptable de la vie à leur place et de sortir de la centralité de la valeur travail !

Vive la fin de l’emploi pour ré-enchanter nos activités, avec la tête, les mains et du temps libre librement choisi.

Source : http://www.reporterre.net/CHRONIQUE-Et-si-on-imaginait-la

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Lire aussi : la critique du revenu de base par Franck Lepage

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Une autre histoire du travail et de la protection sociale (par Franck Lepage & Gaël Tanguy)

Inculture(s) 5 : « Travailler moins pour Gagner plus » ou l’impensé inouï du salaire
…une autre histoire du travail et de la protection sociale…

Conférence gesticulée par Franck Lepage et Gaël Tanguy de la Scop « Le Pavé » (Coopérative d’éducation populaire). Petits contes politiques et autres récits non autorisés.

« Cette conférence évoque le potentiel d’action collective que recèle le « droit du travail » : processus d’avancée historique continue de la propriété collective des travailleurs contre la propriété lucrative du capital, symbolisé dans la protection sociale, que l’on veut nous faire passer pour des « charges » !!! Le salaire n’est pas le « prix » d’un travail (version de droite), mais un « barème » imposé par la lutte, (version de gauche) c’est-à-dire un rapport de forces par lequel nous obligeons un propriétaire à payer aussi pour du travail libre à d’autres que nous (retraite, chômage, maladie… et bientôt pourquoi pas la jeunesse via un salaire universel qui nous délivrerait de l’emploi subordonné) ? L’enjeu des retraites n’est pas financier (il n’y a aucun problème de financement des retraites) mais idéologique car ce sont les retraites qui sont en train de rendre visible que le salaire peut payer aussi du temps libre sans aucun danger pour l’économie. Il s’agit donc pour le capital de détruire toutes les formes de protection sociale issues de 1945 (sécurité sociale, retraite, conventions collectives, etc.). Pour y résister il faut des syndicats, c’est-à-dire d’abord et avant tout des syndiqués ! Réinventer le syndicalisme est le seul moyen. »

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Pourquoi le droit à la paresse est une revendication cruciale

Alexandre le bienheureux 1967 rŽal : Yves Robert Philippe Noiret Collection Christophel

Le droit à la paresse, une revendication cruciale
Plus que jamais, peut-être, le droit à la paresse de Lafargue est d’actualité. En cette époque où la compétitivité est l’impératif catégorique au nom duquel des entreprises, des villes, des régions, des pays, des continents sont dressés les uns contre les autres, où l’emploi à créer ou à sauvegarder fait des entrepreneurs des anges sauveurs, à séduire par tous les moyens, la revendication d’un tel droit sonne comme une véritable trahison, un appel à la démobilisation, presque un blasphème.
Lafargue faisait communiquer droit à la paresse et réduction généralisée du temps de travail. Reprendre ce thème aujourd’hui est logique, et sa reprise est d’autant plus nécessaire que, on nous le dit, si nos modes de production ne changent pas, c’est l’avenir même des habitants de cette terre qui est compromis. Il n’est plus possible, comme cela se disait jadis, de constater le caractère défavorable des rapports de force aujourd’hui, et de supputer leur modification dans un siècle, ou de jouer avec les cycles de Kondratieff, cette merveille de la pseudoscience économique, cette grandiose perspective de régularité fabriquée à partir des quelques décennies les plus « explosives » de l’histoire humaine au cours desquelles partait en fumée ce qui, charbon puis pétrole, constitue le legs de l’histoire de la planète. Mais voilà, le temps est plutôt à l’ardente obligation d’allonger le temps de la vie dite active, et la logique, comme aussi les menaces qui pèsent sur l’avenir, se heurtent à la terrible objection : « cela diminuerait ‘encore’ la compétitivité de nos industries ». Aujourd’hui, la diminution du temps de travail n’est plus une revendication « réformiste », mais une perspective quasi-révolutionnaire, et se pose, par rapport à elle, la question de la transition.
C’est ainsi que je voudrais situer en tout cas la version extrêmement minimaliste que je vais donner ici au « droit à la paresse » – le réamorçage d’une lutte choisissant son terrain là où ceux qui nous gouvernent, ceux qui se présentent comme « nos responsables », prenant acte des nécessités (« injustes mais nécessaires ») auxquelles nous, de manière infantile, cherchons à échapper, ont encore quelques minables degrés de liberté – puisque le reste a été cédé aux « lois du marché » et à leurs porte-paroles européens et internationaux. Il s’agit des politiques dites actives de l’emploi visant à parer à la grande menace constituée par les chômeurs et autres allocataires sociaux qui tombent dans le piège de la paresse, qui se lèvent tard et vivotent.
Je pourrais parler ici en tant que philosophe, puisque la paresse, que l’on identifie, lorsqu’il s’agit des chômeurs, au piège de la paresse, au piège du chômage, à l’isolement social etc. etc., cette paresse, donc, ou ce loisir, a été dès le départ défini par les philosophes comme condition de la philosophie. Celui qui était philosophe ne devait pas se préoccuper de gagner sa vie : pour penser la vie, selon les anciens, il ne faut pas prendre le temps de la gagner. Cependant, je n’ai pas la moindre intention de plaider ici que les chômeurs que l’on pourchasse aujourd’hui comme « mauvais chômeurs » sont parmi nous aujourd’hui ceux qui pensent, s’activent, inventent d’autres manières de vivre. Je ne veux pas ouvrir la boite noire que constitue la « paresse » qu’on leur reproche, et donner des idées aux vérificateurs qui évalueraient qui « mérite » d’être paresseux. Celui-là ? Ah oui, c’est un philosophe !, pardon d’avoir posé la question… Celui-ci ? Mais c’est un rentier, pas de problème, on ne parle pas du piège de la rente ! Mais si c’est un chômeur, alors là, il faudra le défendre contre lui-même, lui demander de prouver que sa paresse est « méritante ».

C’est pourquoi je ne me livrerai pas ici à un éloge de ceux qui, jugés « paresseux » selon les critères administratifs, s’activent, pensent, contribuent peut-être à la fabrique d’un avenir digne d’être vécu. Il y en a, mais tous n’ont pas cette chance. Certains en ont marre, tout simplement. Le point qui m’importe est que tous sont susceptibles de sanction, indistinctement, et je veux conserver cette indistinction.
De ce point de vue, je parle aussi à partir d’un événement qui a compté dans ma vie, une remise en question radicale du jugement d’expertise portant sur des gens qu’il fallait aider malgré eux, persécuter pour leur propre bien : les consommateurs de drogues illicites. Lorsque, au début des années 90’, j’ai été amenée à m’intéresser à cette question, non seulement les thérapeutes définissaient les drogués comme des « suicidés de la société », qu’il fallait protéger contre eux-mêmes, mais certains consommateurs « repentis » défendaient les lois qui les avaient forcés à reprendre le droit chemin, sans quoi ils seraient morts. Et je peux encore me souvenir de l’impression de joie profonde que j’ai ressentie lors d’un colloque qui posait le problème de la politique répressive des drogues. Comme souvent, ce colloque a été envahi par les intéressés, mais ce n’étaient plus cette fois des repentis nous accusant d’être irresponsables, mais les membres d’un type nouveau d’association : acte de naissance du mouvement d’auto-support des usagers non repentis des drogues. L’intrusion de ces non repentis a fait la différence, sinon du point de vue des lois, en tout cas du point de vue des intervenants sociaux et des thérapeutes. Certes, ceux qui se sont engagés dans cette lutte était une infime minorité, mais ils ont changé le regard porté sur tous les autres. L’un des résultats a été l’ouverture d’une politique de « réduction des risques ».
Entre le discours des anciens experts en drogue et celui des personnes « responsables », qui « savent » la nécessité de défendre les chômeurs contre eux-mêmes, contre l’inactivité où ils se complaisent et qui fait d’eux des épaves démotivées, la coïncidence est presque parfaite. Les associations d’usagers non repentis ont réussi à faire rire des premiers en montrant que la prohibition elle-même avait des conséquences délétères, bien plus dangereuses que celles des drogues consommées. Et si nous disions que le chômage expose à des risques, certes, mais que, au lieu de penser « réduction de ces risques », la règlementation actuelle les intensifie ? Et si nous disions que la manière dont les chômeurs sont interdits de toute autre activité que celle de recherche d’emploi, la prohibition portant sur les possibilités de s’associer, coopérer, s’organiser pour vivre et non pas seulement survivre (quitte à ce qu’ils le fassent clandestinement), démultipliaient ces « risques du chômage » ? Il ne s’agit évidemment pas de renoncer à aider ceux qui affirment le besoin d’une telle aide, mais de lutter contre la grande complainte de « l’isolement du chômeur », un isolement qui lui est bel et bien imposé.
Lorsque j’entends ceux et celles qui tiennent à propos des pièges du chômage des discours savants et compatissants, j’entends les psys spécialistes des drogues d’hier, et les dames d’œuvre du temps jadis, qui entreprenaient de « moraliser » les malheureux ouvriers.
De fait, les chômeurs sont loin d’être les seuls dont les experts entendent faire le bien malgré eux. Aujourd’hui, même dans les universités, censées être le lieu où des personnes triées et sélectionnées bénéficiaient du temps de penser, de comprendre quelles questions devaient être posées et non d’accepter des questions toutes faites, nous devons apprendre et comprendre combien nous étions irresponsables, savoir nous montrer compétitifs, choisir des créneaux porteurs, nous mobiliser en fonction des critères d’évaluation qui détermineront notre « excellence ». « La fête », nous dit-on, « est finie ». Je ne sais pas de quelle fête il s’agissait, mais je me souviens, en revanche, de cette décennie imaginative, il y a trente ans, qui a été assassinée. Dans les années ’70, ce qu’on appelle néo-libéralisme aurait semblé inconcevable. Les sociologues s’interrogeaient gravement sur la « société des loisirs » à venir. Le collectif des Adrets, quant à lui, évaluait en 1977 à 2h de travail par jour, ou une semaine par mois, ou une année sur quatre, le temps de travail « lié », nécessaire au fonctionnement d’une société qui, cela allait sans dire, serait débarrassée des gaspillages et de la surconsommation, c’est-à-dire d’une société qui se réinventerait hors capitalisme. Quelque chose était en train de bouger, et fait partie de ces temps là, l’idée d’une université « démocratisée », acceptant le défi de s’ouvrir à ceux que le mot d’ordre d’excellence définit aujourd’hui comme un handicap car la compétition se joue au niveau des « gagnants » – attirer des étudiants ambitieux venus du monde entier à l’Ecole Solvay, pas à l’Institut des Sciences du Travail ! Ce quelque chose qui bougeait, et qui était de l’ordre du droit à la paresse, a été éradiqué, et je me demande si on ne peut pas aussi considérer l’offensive néolibérale comme une véritable attaque-sorcière, attaque sur les esprits, entreprenant méchamment, obstinément, aveuglément, de tuer le sens du possible qui était en train de germer.
Je viens de relire le célèbre pamphlet écrit en 1915 par Rosa Luxemburg sous le pseudonyme de Junius. En prison, elle reprend le mot « socialisme et barbarie » énoncé par Engels, et cela avec une intensité dramatique nouvelle, puisqu’elle écrit pendant la guerre 14-18, à un moment où le goût de qu’on peut appeler la barbarie s’impose avec de nouvelles tonalités. J’ai été frappée par l’actualité des passages où elle dénonce la guerre acceptée par les sociaux-démocrates, la grande trahison. Si on remplace « guerre » au sens de sang, de tranchées et d’obus par « guerre économique » au sens de désespoir, d’humiliation et de licenciement, on peut parler en effet de grande trahison, de guerre que tous nos gouvernants, sociaux-démocrates inclus, ont acceptée comme horizon unique. Et quand on lit que « des millions de prolétaires tombent au champ de la honte, du fratricide, de l’automutilation, avec aux lèvres leurs chants d’esclaves », ce ne sont plus les mitrailleuses auxquelles on pense, mais les gentils conseils des gentils agents d’insertion et de responsabilisation. Compétitivité est bel et bien le doux euphémisme consensuel pour une guerre qui défait toutes les solidarités, toutes les possibilités de penser, imaginer, et le chant d’esclaves, nous le connaissons bien, c’est celui de la motivation, du savoir se recycler tout au long d’une vie, de maintenir ou faire fructifier son capital d’attractivité, de donner les signaux adéquats, c’est la supplique pour un « job », n’importe lequel. Et bien sûr, comme dans toute guerre, ce qui résonne aussi, c’est : à bas les déserteurs. C’est-à-dire les « mauvais » chômeurs, ceux qui ne cherchent pas « vraiment » du travail.
Lorsque, dans les années 90’, j’ai entendu des syndicalistes protester que les chômeurs n’étaient pas des paresseux, qu’ils cherchaient « vraiment » du travail, j’ai senti quelque chose de ce que Rosa Luxembourg nomme « champ de la honte », et cela m’a déterminée à m’engager politiquement, contre ce poison qui nous envahissait. On savait bien que le sous-emploi faisait désormais partie de la stratégie patronale – ah, les dégraissages, les rationalisations – mais on acceptait la légitimité de l’accusation qui porterait sur le « mauvais » chômeur, qui « profite du système ». Et on acceptait, ce faisant, de mettre les chômeurs dans une catégorie sous surveillance, de suspects, toujours coupables en puissance. Pas de pitié pour les brebis galeuses. Cette incohérence criante, quasi schizophrénique, entre la production systématique de sous emploi et l’impératif pour le chômeur de « tout faire » pour trouver un travail, impératif annonciateur des mesures d’activation et de persécutions qui croissent et embellissent aujourd’hui, a fait que lorsque j’ai lu Rosa Luxembourg, il me semblait qu’elle parlait d’aujourd’hui. Et ce n’est pas pour dénoncer que je propose cette connexion, mais pour apprendre à l’habiter, c’est-à-dire à résister, non pas seulement à l’ennemi, mais au poison de la mobilisation qui nous est instillé.
Car c’est bien à une mobilisation, avec son corrélat, surtout ne pas penser, que sont soumis les chômeurs censés rivaliser férocement pour un emploi plus qu’hypothétique. Ceux qui ont du travail et ceux qui n’en ont pas sont d’ailleurs pareillement mobilisés, les premiers par la cause sacrée de la compétitivité, les seconds, sous la surveillance d’une armée de « petites mains », par l’impératif d’avoir à manifester leur motivation à se vendre à n’importe quel prix, à se rendre désirable, à séduire. Bref à se prostituer, non en échange d’un travail certes – mille candidatures motivées pour dix postes – mais pour démontrer, encore et toujours, qu’ils restent mobilisés.
Il est peu étonnant alors que certains puissent chercher à éviter cette servitude vide, et peut-être le directeur de l’ONEM reçoit-il des lettres du genre : « Monsieur le Directeur, je vous fais cette lettre, que vous lirez peut-être si vous avez le temps … » Il n’aura pas le temps de lire, évidemment. Mais ma question ne se pose pas à lui, elle se pose à toutes celles, tous ceux, qui n’ont pas renoncé à lutter : est-il vraiment utopique de penser que ceux qui ont un travail pourraient défendre, non seulement les droits de ceux qui n’en ont pas et en cherchent, ceux qu’on appelle les bons chômeurs, mais aussi les réfractaires, les déserteurs, les insoumis, les objecteurs, y compris les objecteurs de croissance certes, mais aussi tous ceux qui objectent passivement, paresseusement.
Pour moi, si la réponse est qu’il s’agit d’une utopie parce que, soyons réalistes, les travailleurs ne sont pas prêts à soutenir ceux qui paressent – « Ils se lèvent tôt, eux » – elle signifie que le poison du ressentiment a agi. Celui, ou celle, qui se veut réaliste peut bien croire penser encore en termes de lutte, mais il a déjà renoncé à ce qui a pu faire la force de cette lutte. L’ennemi a gagné car la réponse n’est autre que cela : le ressentiment a déjà capturé l’imagination, la puissance de penser, la force de créer. Lutter contre l’opposition entre les bons et les mauvais chômeurs, c’est lutter contre la puissance invasive du ressentiment qui nous rattrape et nous infecte si l’on n’y prend garde, si l’on n’invente pas comment s’en protéger, contre le ressentiment qui fait que l’on ne lutte plus que sur la défensive, dos au mur. Et que l’on sera une masse de manœuvre docile, prête à entonner un chant d’esclave dès que nos maîtres nous annonceront que « l’emploi est menacé » – sauvez nos emplois, nous ne voulons pas savoir si la planète va en crever.
Une nouvelle de Melville raconte l’histoire d’un réfractaire, Bartleby, un véritable héros du droit à la paresse, car, clerc chez un notaire, il opposait un ferme et poli « je préfèrerais ne pas » à toutes les tâches que lui proposait son patron. Ce qui m’intéresse dans cette histoire est que le notaire, intrigué d’abord, obsédé ensuite, est prêt à tout, même à lui céder sa charge de notaire, s’il voulait seulement rentrer dans le rang. Cela se termine très mal, par une vilénie lâche qui fait que Bartleby aboutira en prison, où il « préfèrera ne pas manger ». Je pense ici à ce que vivent ceux qui sont censés « aider » les sans travail à en retrouver, à qui on demande de repérer et sanctionner les « mauvais chômeurs », de « faire du chiffre », d’exclure, la mort dans l’âme d’abord, jusqu’à ce que la mort s’empare de leur âme. Le point commun avec le notaire de Melville, c’est que celui-ci, à un moment donné, semble prêt à laisser Bartleby vivre comme il l’entend, mais les clients, qui se voient eux aussi opposer un refus poli du réfractaire, s’étonnent, s’indignent, font pression. Rien à voir, peut-être, avec les pressions que subissent les « accompagnateurs-contrôleurs ».

Sauf que dans les deux cas, l’affaire n’est pas de bonne volonté ou de bonnes intentions. Ce n’est pas ainsi que l’on se protège du ressentiment « qu’il travaille comme tout le monde ! » L’affaire est d’imagination pratique, d’invention des moyens collectifs de résister à la pression. L’indifférence au sort des chômeurs qui ne réussissent pas à prouver qu’ils ne sont pas « mauvais » laisse isolés, exposés au devenir-bourreaux, des travailleurs qui ont à choisir entre l’anesthésie et la menace sur leur emploi. Cela ne devrait-il pas faire penser ?
Deleuze a écrit que la différence entre la gauche et la droite, si elle n’est pas une simple position d’un curseur sur un cadran, un peu plus ou un peu moins, c’est que la droite se satisfait parfaitement de ce que les gens obéissent, à quoi qu’ils obéissent, alors que la gauche a besoin, vitalement besoin, que les gens pensent, c’est-à-dire soient capables du mouvement qui permet d’échapper aux problèmes tout faits, de créer leurs propres manières de poser les problèmes. C’est dans cette perspective-là que le droit à la « paresse », le droit d’être réfractaire et insoumis aux opérations de mobilisation et d’activation, appartient à une tradition de lutte qui, dans le passé, a inventé notre monde, et qui, dans l’avenir sera vitale si cet avenir engage la question du travail et de la production.
Il ne s’agit donc pas de faire l’éloge de la paresse comme choix individuel, c’est-à-dire, par exemple, de soutenir une « bonne solution » comme l’allocation universelle, qui permettrait aux paresseux ou aux vaincus de la vie de vivoter misérablement aux marges de la « société active » – et qu’ils ne viennent pas se plaindre s’ils n’y arrivent pas, ils ont fait ce choix. Vae victis. Le modèle néolibéral du choix individuel n’a rien à voir avec les luttes qui inventent, qui mettent l’imagination en mouvement, qui créent des liens là où l’ennemi rêve concurrence et rivalité des intérêts. Un droit n’est pas attribué, il s’invente et se conquiert, et la conquête du droit d’être réfractaire à la mobilisation n’est pas la résignation à une société « à deux vitesses » comme on le disait autrefois. Si elle est obtenue par la lutte, elle peut être un site de création de nouveaux liens entre ceux qui ont du travail et ceux qui n’en ont pas.
Et c’est surtout, même s’il s’agit d’un objectif somme toute mineur face à ce qui nous attend, l’invention d’une reprise, en un point où elle pourrait être faisable, du mouvement d’invention qui est la légitime fierté du mouvement ouvrier, créer des droits dont ceux qui luttent ne profiteront peut-être pas, mais des droits solidaires, créer un monde où une solidarité existe, qui échappe au chacun pour soi sur lequel compte l’ennemi. Que l’on ne dise pas qu’il s’agit de réformisme, de l’acceptation de renoncer à la juste lutte pour le plein emploi avec réduction générale du temps de travail. Le refus de la traque des « mauvais » chômeurs, des « paresseux » traduirait bien plutôt la réappropriation de l’histoire d’une inventivité solidaire, d’un refus de la soumission qui est ce que l’ennemi n’a cessé de propager au cours de ces trente dernières années. Il traduirait la mise en échec de l’opération d’éradication qui a entrepris de nous séparer de cette histoire.
Lutter contre le devoir sacré de trouver un emploi, n’importe lequel, ou plutôt de faire comme si, à force de mérite, ceux qui « le veulent vraiment » pouvaient en trouver, c’est une revendication qui crée de l’imagination pour tous, même pour ceux qui restent soumis à cette injonction. Et c’est une revendication qui, comme toutes celles qui ne sont pas réformistes, fait épreuve, met à l’épreuve ce qui nous attache à l’ordre établi.
Les bons esprits parleront du fait qu’il n’y a pas de droit sans devoir, d’autres de la menace du travail au noir et de l’écroulement corrélatif de notre sécurité sociale, d’autres encore du caractère central de la valeur du travail dans notre société, de la menace de l’exclusion. Comme si les chômeurs « paresseux » devaient être sacrifiés pour que « notre » monde ne s’écroule pas, ne se désintègre pas, ne sombre pas dans une noire pagaille. Comme s’il n’y avait pas de très bonnes raisons de refuser le forçage de l’insertion dans ce monde. Comme si la « valeur du travail » pouvait être évaluée, dans ce monde où ceux qui, ni rentiers, ni pensionnés, n’en ont pas sont condamnés à « ne rien faire qui puisse leur apporter un quelconque avantage, financier ou matériel ». Quant aux réalistes, ils diront « ça n’ira pas, parce que les ouvriers n’accepteront jamais qu’on paie des gens pour ne rien faire et ne même pas chercher à faire quelque chose », et ils ratifieront par là le fait que l’histoire de l’invention ouvrière est terminée, qu’il faut désormais prendre acte de ce qui condamne toute invention : le ressentiment de ceux qui sont humiliés, mis sous pression, affectés par la peur de perdre ce qui fait leur vie, contre ceux qui essaient de vivre autrement. Tous ceux là, bons esprits ou réalistes, nous disent que le capitalisme a gagné.

Ce qui veut dire que le genre d’avenir dont Daniel Tanuro nous rappelait qu’il nous pend au nez, un avenir de ravages sociaux et écologiques, et de barbarie pleinement déployés, nous avons perdu les imaginations de lutte et de création qui nous permettraient de lui échapper.
Lutter pour le droit à la paresse, aujourd’hui, c’est retrouver la capacité de ne pas faire cause commune avec l’ennemi, de ne pas céder au ressentiment qui nous est inoculé, de ne pas accepter les chants d’esclaves qu’il exige de nous. C’est oser (re)prendre l’initiative là où la barbarie semble avoir gagné.

Isabelle Stengers, intervention le 23 Novembre 2011, à Bruxelles, lors du centenaire de la mort de Laura et Paul Lafargue