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Non, le Parti « socialiste » n’a rien trahi, il est resté fidèle à sa fonction : sauver le capitalisme

« La deuxième droite », un documentaire à voir pour tous ceux qui se feraient encore des illusions à propos du Parti « socialiste » en particulier et de la « social-démocratie » en général, pour tous ceux qui s’étonnent encore que ce parti qui se dit « de gauche » soit capable de mener une politique plus favorable encore au Capital que la droite…

« La deuxième droite » interroge Jean-Pierre Garnier, auteur en 1986 d’un essai éponyme. « La deuxième droite », c’est ainsi qu’il appelle la « gauche » au pouvoir sous Mitterrand, et en particulier la prétendue « deuxième gauche », qui se prétendait plus « moderne » et plus en phase avec les « réalités ».

Pour comprendre la politique actuelle des Hollande, Valls et consorts, il est important de se rappeler ce qu’a été celle du PS au pouvoir dans les années 80 sous la présidence de Mitterrand. Car ce que nous vivons sous le mandat de François Hollande se situe en sa droite ligne et n’a rien de vraiment nouveau.

Jean-Pierre Garnier bat en brèche l’idée que le PS aurait trahi, rompu avec ce qu’il aurait vraiment été, que ce soit en 1983, lors du fameux « tournant de la rigueur », ou ces dernières années… Pour lui, le PS n’a jamais été un parti sincèrement « de gauche », le PS est toujours resté fidèle à son fonction : celle de sauver le capitalisme, celle de défendre l’ordre établi. Sauver le capitalisme, soit en faisant miroiter et en faisant voter des mesures « de gauche » plus ou moins ambitieuses (quand la classe ouvrière est puissante et menaçante) pour apaiser les colères et les velléités subversives et sauvegarder les fondamentaux, soit en se chargeant (quand le rapport de force est plus favorable au Capital) « de faire avaler les pilules les plus dures à avaler, enrobés de tout un discours lénifiant pour que les gens acceptent ».

Quoi de mieux en effet pour faire accepter des politiques libérales détestables que de les faire faire appliquer par un gouvernement dit « de gauche » – d’autant plus quand celui-ci a donné préalablement des gages de bonne volonté à son électorat (en 1981 c’étaient les nationalisations, la retraite à 60 ans, la cinquième semaine de congés payés…) – pour nous inculquer l’idée « que l’on ne peut pas faire autrement », « qu’il faut s’adapter à la réalité telle qu’elle est », bla bla bla – et ainsi éviter de puissants mouvements de protestation… Cela a toujours montré ses preuves. C’est comme ça qu’en 1983, une politique de rigueur pire que celle de Barre quelques années plus tôt a pu passer sans grande opposition.

Sauver le capitalisme, c’est-à-dire aussi nous adapter au nouveau stade du capitalisme, c’est-à-dire celui qui s’active à nous faire intérioriser notre soumission, à faire concorder nos désirs avec les siens. C’est tout le travail idéologique qui a été celui de la « deuxième gauche ». Ainsi toutes les belles idées d' »autonomie, d' »autogestion », ont été complètement retourné pour servir le capitalisme. On a fait miroiter aux travailleurs l’autonomie (notamment avec les lois Auroux de 1982), mais ça n’a été qu’une manière de les faire « participer à leur exploitation », dans la mesure où les objectifs restaient les mêmes cependant que chacun devenait plus ou moins autonome quant aux manières d’y arriver.

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Aux origines de Daesh : l’assassinat de millions de musulmans par les Etats occidentaux

hollande-sabre-arabie-saoudite_4650468-777x437En transmettant les ordres du Président Richard Nixon de bombardement « massif » du Cambodge en 1969, Henry Kissinger utilisa l’expression: « tout ce qui vole sur tout ce qui bouge ».

Alors que Barack Obama mène sa septième guerre contre le monde musulman, depuis que son prix Nobel de la paix lui a été remis, et que François Hollande promet une attaque « impitoyable » sur un pays en ruine, l’hystérie orchestrée et les mensonges nous rendent presque nostalgiques de l’honnêteté meurtrière de Kissinger.

En tant que témoin des conséquences humaines de la sauvagerie aérienne — ce qui comprend la décapitation des victimes, leurs organes éparpillés sur les arbres et les champs — je ne suis pas surpris de cette méconnaissance de l’histoire et de la mémoire, une fois encore.

La montée au pouvoir de Pol Pot et de ses Khmers Rouges, qui a beaucoup en commun avec celle de l’état islamique en Irak et en Syrie (ISIS), en est un bon exemple. Eux aussi étaient impitoyablement moyenâgeux et n’étaient au départ qu’une petite secte. Eux aussi étaient le produit d’une apocalypse made in USA, mais à ce moment-là en Asie.

Selon Pol Pot, son mouvement consistait en « moins de 5000 guérilleros maigrement armés, hésitants en matière de stratégie, de tactique, de loyauté et de leaders ». Après le passage des bombardiers B-52 de Nixon et Kissinger, lors de « l’opération Menu », le démon ultime de l’Ouest n’en crut pas ses yeux.

Les états-uniens larguèrent l’équivalent de 5 Hiroshima sur la province Cambodgienne entre 1969 et 1973. Ils rasaient village après village, revenant encore pour bombarder les débris et les corps. Les cratères laissaient des colliers de carnages, visibles depuis les airs. La terreur était inimaginable.

Un ancien officiel des Khmers Rouges décrivit comment les survivants « s’étaient figés et erraient silencieusement pendant trois ou quatre jours. Terrifiés et à moitié hallucinés, les gens étaient capables de croire tout ce qu’on leur racontait… c’était devenu facile pour les Khmers Rouges de gagner le soutien du peuple ».

Une commission d’investigation gouvernementale Finlandaise a estimé que 600 000 Cambodgiens étaient morts dans la guerre civile qui s’ensuivit, et a décrit le bombardement comme « la première phase d’une décennie de génocide ». Ce que Nixon et Kissinger ont commencé, Pol Pot, leur bénéficiaire, l’a accompli. Sous leurs bombes, les Khmers Rouges devinrent une armée forte de 200 000 personnes.

ISIS a un passé et un présent similaires. Selon la plupart des mesures universitaires, l’invasion de l’Irak de Bush et Blair en 2003 a entraîné la mort d’au moins 700 000 personnes — dans un pays qui n’avait aucun précédent de djihadisme. Les kurdes avaient passé des accords territoriaux et politiques ; les Sunnites et les Chiites présentaient des différences sectaires et de classe, mais étaient en paix ; le mariage intergroupe était commun. Trois ans avant l’invasion, je conduisais à travers l’Irak sans aucune peur, en rencontrant sur la route des gens fiers, par-dessus tout, d’être Irakiens, les héritiers d’une civilisation qui semblait être, pour eux, une présence.

Bush et Blair ont réduit tout cela en miettes. L’Irak est maintenant un foyer du djihadisme. Al Qaida — comme les « djihadistes » de Pol Pot — a saisi l’opportunité fournie par le déferlement de « Choc et d’Effroi » et de la guerre civile qui s’ensuivit. La Syrie « rebelle » offrait des récompenses encore plus importantes, avec les réseaux d’armements de la CIA et des états du golfe, la logistique et l’argent qui passait par la Turquie. L’arrivée de recrues étrangères était inévitable.

Un ancien ambassadeur britannique, Oliver Miles, a écrit que, « Le gouvernement [Cameron] semble suivre l’exemple de Tony Blair, qui a ignoré les conseils importants du ministère des affaires étrangères, du MI5 et du MI6, sur notre politique au Moyen-Orient — et en particulier nos guerres au Moyen-Orient — qui ont été un des principaux facteurs de recrutement de musulmans britanniques pour le terrorisme ici ».

ISIS est la progéniture de ceux de Washington, Londres et Paris, qui, en conspirant afin de détruire l’Irak, la Syrie et la Libye, ont commis un crime épique contre l’humanité. Comme Pol Pot et les Khmers Rouges, ISIS est la mutation issue de la terreur Occidentale propagée par une élite impérialiste, pas le moins du monde découragée par les conséquences des actions prises à distance géographiquement et culturellement.

Leur culpabilité est tabou dans « nos » sociétés, et leurs complices sont ceux qui suppriment cette vérité critique.

Il y a 23 ans, un holocauste a isolé l’Irak, immédiatement après la première guerre du golfe, lorsque les USA et la Grande-Bretagne ont détourné le conseil de sécurité des nations unies et imposé des « sanctions » punitives à la population irakienne — renforçant ironiquement l’autorité domestique de Saddam Hussein. Cela s’apparentait à un siège médiéval.

Presque tout ce qui servait au maintien de tout état moderne fut, dans leur jargon, « bloqué » — de la chlorine, pour rendre potable l’eau, aux stylos d’écoles, en passant par les pièces pour machines à rayons X, les antalgiques communs, et les médicaments pour combattre les cancers auparavant inconnus, nés de la poussière des champs de bataille du Sud, contaminée par l’uranium appauvri.

Juste avant Noël 1999, le département du commerce et de l’industrie à Londres restreignit l’exportation de vaccins servant à protéger les enfants Irakiens de la diphtérie et de la fièvre jaune. Kim Howells, sous-secrétaire d’état parlementaire du gouvernement Blair, a expliqué pourquoi, « les vaccins pour enfants », dit-il, « étaient susceptibles d’être utilisés comme armes de destruction massive ».

Le gouvernement britannique a pu éviter l’outrage en raison de la couverture médiatique de l’Irak — globalement manipulée par le ministère des affaires étrangères — qui blâmait Saddam Hussein pour tout.

Sous couvert d’un programme « humanitaire » bidon, de pétrole contre nourriture, 100$ furent alloués à chaque Irakien, pour vivre pendant une année. Ce montant devait payer pour la totalité des infrastructures de la société, et pour les services essentiels, comme l’électricité et l’eau.

« Imaginez… », m’a dit l’assistant secrétaire général de l’ONU, Hans Von Sponeck, « …que l’on oppose cette somme dérisoire au manque d’eau potable, au fait que la majorité des malades ne pouvaient pas se payer de traitement, et au simple traumatisme de devoir vous en sortir jour après jour, et vous aurez un aperçu du cauchemar. Et ne vous y trompez pas, tout cela était délibéré. Je ne voulais pas, auparavant, utiliser le mot génocide, mais c’est aujourd’hui inéluctable ».

Ecœuré, Von Sponeck a démissionné de son poste de coordinateur humanitaire de l’ONU en Irak. Son prédécesseur, Denis Halliday, un membre distingué de l’ONU, avait également démissionné. « On m’a ordonné », dit Halliday, « de mettre en place une politique qui correspondait à la définition d’un génocide : une politique délibérée qui a effectivement tué plus d’un million d’individus, enfants et adultes ».

Une étude du Fonds des Nations Unies pour l’enfance, l’Unicef, a estimé qu’entre 1991 et 1998, l’apogée du blocus, il y eut 500 000 morts « en excès » d’enfants irakiens de moins de 5 ans. Un reporter TV états-unien rapporta cela à Madeleine Albright, ambassadeur des USA aux Nations Unies, en lui demandant, « le prix en valait-il la peine ? », Albright répondit, « nous pensons que le prix en valait la peine ».

En 2007, l’officiel britannique en charge des sanctions, Carne Ross, connu sous le nom de « Mr Irak », dit à un comité de sélection du parlement, « [les gouvernements US et Britannique] ont effectivement privé une population entière de tout moyen de subsistance ». Lorsque j’ai interviewé Carne Ross trois ans après, il était dévoré de regrets et de repentir. « Je me sens honteux », dit-il. Il est aujourd’hui l’un des rares lanceurs d’alerte qui avertit de la façon dont les gouvernements trompent et du rôle complice critique des médias dans la propagation et le maintien de ces tromperies. « Nous donnions [aux journalistes] des renseignements et anecdotes aseptisés », dit-il, « ou nous les empêchions de travailler ».

L’an dernier, on pouvait lire à la Une du Guardian ce titre qui n’avait rien d’inhabituel : « Face aux horreurs d’ISIS nous devons agir ». Le « Nous devons agir » est un spectre que l’on ranime, un avertissement de la suppression de la mémoire avisée, des faits, des leçons apprises et des regrets ou de la honte. L’auteur de l’article était Peter Hain, l’ancien ministre des affaires étrangères responsable de l’Irak sous Blair. En 1998, lorsque Denis Halliday révéla l’étendue de la souffrance en Irak, dont le gouvernement Blair était le premier responsable, Hain le fit passer lors du journal du soir de la BBC pour un « défenseur de Saddam ». En 2003, Hain soutint l’invasion de Blair d’un Irak déjà blessé, sur la base de mensonges colossaux. Lors d’une conférence plus récente du parti travailliste, il qualifia l’invasion, en la balayant rapidement, de « problème marginal ».

Voilà que Hain demandait « des frappes aériennes, des drones, de l’équipement militaire et autre soutien » pour ceux « faisant face au génocide » en Irak et en Syrie. Ce qui renforcerait « les impératifs pour une solution politique ». Le jour où fut publié l’article de Hain, Denis Halliday et Hans Von Sponeck étaient venus à Londres pour me voir. Ils n’étaient pas choqués par l’hypocrisie mortifère du politicien, mais déploraient l’absence perpétuelle, presque inexplicable, de diplomatie intelligente visant à négocier un semblant de trêve.

A travers le globe, de l’Irlande du Nord au Népal, ceux qui se considèrent mutuellement comme des terroristes et des hérétiques se sont fait face. Pourquoi pas maintenant en Irak et en Syrie ? Au lieu de cela, nous avons une verbosité insipide et presque sociopathologique déversée par Cameron, Hollande, Obama et leur « coalition des volontaires » prescrivant plus de violence, larguée depuis 10 000 mètres d’altitude, sur des endroits où le sang des précédents conflits n’est toujours pas sec. Ils semblent tellement savourer leurs propres violence et stupidité qu’ils sont prêts à renverser leur seul allié potentiel de valeur, le gouvernement Syrien.

Ce n’est rien de nouveau, comme ces fichiers ayant été publiés, car ayant fuité des services de renseignements Britannique-US, le montrent :

« Afin de faciliter l’action des forces libératrices [sic]… un effort spécial doit être fourni pour éliminer certains individus clés [et] procéder à des perturbations internes en Syrie. La CIA est préparée, et le SIS (MI6) tentera de provoquer des sabotages mineurs et des incidents [sic] en Syrie, en travaillant à l’aide de contacts avec des individus… un degré nécessaire de peur… des conflits frontaliers [mis en scène] fourniront un prétexte d’intervention… la CIA et SIS devraient utiliser… leurs capacités à la fois psychologiquement et d’action sur le terrain pour faire croître la tension ».

Cela fut écrit en 1957, mais cela aurait aussi pu être écrit hier. Dans le monde de l’Empire, rien ne change fondamentalement. En 2013, l’ancien ministre des affaires étrangères français Roland Dumas a révélé que « deux ans avant le printemps arabe », on lui avait dit qu’une guerre en Syrie était planifiée. « Je vais vous dire quelque chose », dit-il dans une interview avec la chaîne française LCP, « j’étais en Angleterre deux ans avant la violence en Syrie pour d’autres affaires. J’ai rencontré des hauts fonctionnaires britanniques qui m’ont avoué qu’ils préparaient quelque chose en Syrie. L’Angleterre préparait l’invasion des rebelles en Syrie. Et ils m’ont même demandé, bien que je ne sois plus ministre des affaires étrangères, si j’aimerais y participer… C’est pour dire que cette opération vient de très loin, elle a été préparée, conçue, organisée » (citation en entier, ici).

Les seuls ennemis effectifs d’ISIS sont diabolisés par l’Occident — la Syrie, l’Iran, le Hezbollah et maintenant la Russie. L’obstacle est la Turquie, une « alliée » et membre de l’OTAN, qui a conspiré avec la CIA, le MI6 et les médiévalistes du Golfe pour fournir du soutien aux « rebelles » syriens, dont ceux que l’on appelle aujourd’hui ISIS. Soutenir la Turquie dans sa vieille ambition de domination régionale en renversant le gouvernement Assad entraine une guerre classique majeure et le démembrement terrifiant d’un des états les plus ethniquement diversifiés du Moyen-Orient.

Une trêve — aussi difficile à négocier et à mettre en place fut-elle — est la seule sortie de ce labyrinthe ; autrement, les atrocités de Paris et de Beyrouth se reproduiront. En plus d’une trêve, les auteurs et superviseurs de la violence au Moyen-Orient — les Américains et les Européens — doivent eux-mêmes se « dé-radicaliser » et faire preuve de bonne volonté envers les communautés musulmanes aliénées, partout, y compris sur leur propres territoires.

Il devrait y avoir une cessation immédiate de tous les envois de matériel de guerre à Israël, et la reconnaissance de l’état Palestinien. Le problème de la Palestine est la plaie ouverte la plus purulente de la région, et la justification la plus citée pour l’avènement de l’extrémisme Islamique. Oussama Ben Laden l’avait exprimé clairement. La Palestine offre aussi de l’espoir. Rendez justice aux palestiniens et vous commencerez à changer le monde qui les entoure.

Il y a plus de 40 ans, le bombardement Nixon-Kissinger du Cambodge libéra un torrent de souffrance dont le pays ne s’est toujours pas remis. La même chose est vraie du crime irakien de Blair et Bush, et des crimes de l’OTAN et de la « coalition » en Libye et en Syrie.

Avec un timing impeccable, le dernier livre égocentrique au titre satirique d’Henry Kissinger a été publié, « Ordre Mondial ». Dans une critique servile, Kissinger est décrit comme « un façonneur clé d’un ordre mondial qui est resté stable pendant un quart de siècle ».

Allez dire ça au peuple du Cambodge, du Vietnam, du Laos, du Chili, du Timor oriental et à toutes les autres victimes de son « façonnage ». Ce n’est que lorsque « nous » reconnaîtrons les criminels de guerre parmi nous et arrêterons de nier la vérité que le sang pourra commencer à sécher.

John Pilger

Source et traduction : http://partage-le.com/2015/11/de-pol-pot-a-isis-les-racines-du-terrorisme-par-john-pilger/

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Lire aussi :

« L’Etat islamique, cancer du capitalisme moderne » (Nafeez Ahmed)

La « guerre mondiale contre le terrorisme » a tué au moins 1,3 millions de civils (rapport)

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L’histoire sidérante et tragique de la Françafrique

« Françafrique », un documentaire en deux parties de Patrick Benquet :

http://www.dailymotion.com/video/xhxtr4_francafrique-1-la-raison-d-etat_news

Première partie : « La raison d’Etat » (Suite)

Seconde partie : « L’argent-roi » (Suite)

« En 1960, les quatorze colonies françaises d’Afrique noire deviennent indépendantes. Le général de Gaulle confie à Jacques Foccart la mise en place d’un système qu’on appellera la Françafrique et qui vise à garder, par tous les moyens légaux et illégaux, le contrôle de nos anciennes colonies.

50 ans plus tard, ce système perdure. Pour la première fois, des hommes en charge des plus hautes responsabilités officielles ou officieuses durant ces cinquante dernières années, révèlent l’histoire tumultueuse d’un monde secret où, en dehors de tout contrôle parlementaire ou gouvernemental, tous les coups sont permis. »

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1944 : une révolution manquée

resistanceLibération ou révolution sociale ?

À partir du débarquement du 6 juin 1944, deux courses de vitesse sont entamées : celle des alliés pour atteindre Berlin avant l’armée soviétique1, et celle de la bourgeoisie française pour mettre en place un État face à la la désagrégation du pouvoir en place.

En effet, si l’administration et tous les possédants restés en France se sont d’abord bien accommodés de l’occupant ou du régime de Vichy, ils ont commencé à préparer l’avenir dès la défaite nazie à Stalingrad en juillet 1943. Des patrons commencent à soutenir financièrement la Résistance, des fonctionnaires démissionnent… À l’image de la police parisienne, en grève le 15 août 44 après avoir mis tout son zèle à seconder les nazis, nombre de ceux qui sont complètement discrédités préparent l’avenir.
La libération vient de l’avancée militaire à partir de la Normandie et de la Provence2. Mais elle est aussi le fruit de la résistance, renforcée par les milices patriotiques en extension constante. On connaît l’insurrection parisienne, avec la grève des cheminots, l’appel à la grève générale de la CGT, et les combats jusqu’à l’arrivée d’une unité blindée française. À partir du 7 juin 44, il y en a d’autres, qui échouent – Guéret,Tulle –, ou qui réussissent : en Corrèze, à Annecy, Castres, Mamet, Marseille, Nice, ainsi qu’en Bretagne où 30 000 hommes se mobilisent. À la fin de l’année 44, l’essentiel du territoire est libéré3.

Comités, contrôle et autogestion
Qui va diriger le pays, qui va combler le vide ? Ceux d’en haut n’ont plus vraiment la possibilité d’imposer leur point de vue. C’est ce qui donne son importance à de Gaulle et à son gouvernement d’unité nationale. Dès le débarquement, il arrive à Bayeux avec un préfet et des responsables militaires, et dès le 25 août il met en place le gouvernement à Paris.
Pour celles et ceux d’en bas, « épurer », c’est en finir avec tous ceux qui ont exploité et opprimé pendant 5 ans. Ils constituent les milices patriotiques ou gardes civiques qui regroupent des dizaines de milliers d’hommes, plus ou moins bien armés (certains réquisitionnent des armes). Ils sont estimés à 50 000 à Paris, 20 000 en Haute-Garonne et dans les Bouches-du-Rhône, 4 000 dans le Gers, 1 500 dans la Marne, etc.
Les diverses formes de résistance occupent les comités départementaux de libération (CDL) qui prennent la place des préfectures. Ces comités organisent la vie des populations, le ravitaillement, la sécurité, l’épuration. Et dans certains départements, ils refusent de rendre le pouvoir aux préfets.
Dans les entreprises, des comités de gestion ou de production se débarrassent des directeurs ou des patrons les plus compromis avec l’occupant. Les comités sont presque toujours élus par les travailleurs, qui contrôlent et même dans certains cas dirigent l’entreprise, parfois au travers de gestions mixtes ou tripartites avec le CDL. Il en est ainsi dans les usines d’aviation, chez Brandt à Tulle, dans les tramways, le gaz, l’électricité à Toulouse, dans les usines de Montluçon, les mines du bassin d’Alès, les chantiers marseillais des aciéries du Nord, etc. Dans certains cas, l’auto­gestion mise en place durera même plusieurs années, comme dans l’usine d’aviation Caudron ou à Berliet.

Le PCF et la CGT en renfort de De Gaulle
Mais pour centraliser toutes ces mobilisations, ces organismes de contrôle ou d’autogestion, la politique des directions de la CGT, qui va regrouper jusqu’à 6,5 millions d’adhérents (45 % des salariéEs), et surtout du PCF et de ses 800 000 adhérents, est décisive.
Au cours des derniers mois de l’année 44, les avancées vont plus loin dans le changement que ne le prévoyait le programme de la Résistance. Sans les soutenir, la direction du PCF ne s’y oppose pas frontalement. La bourgeoisie, elle, se bat contre toutes ces organisations populaires : le gouvernement donne un avis favorable au retour de Maurice Thorez en France le jour même où il ordonne la dissolution des milices patriotiques… Et dès septembre 1944, le secrétaire général de la CGT et membre du bureau politique du PCF, Benoît Frachon, lance la « bataille pour la production ».
À partir de ce moment, la direction du PCF va être l’instrument efficace de la reconstruction de l’État. Elle valide le pouvoir du gouvernement, accepte la dissolution des milices patriotiques et l’impose à ses militantEs, au motif qu’il ne faut qu’un seul État, une seule police, une seule armée. Elle combat les grèves : les travailleurs doivent d’abord retrousser leurs manches avant de revendiquer, car leur mission est de reconstruire la nation, notamment pour faire obstacle aux revanchards allemands, autour du mot d’ordre : « Produire, c’est aujourd’hui la forme la plus élevée du devoir de classe »…
Cette période de quelques mois est cruciale dans l’histoire des luttes de classes en France. Jamais le pouvoir des possédants n’a été aussi faible, et jamais celles et ceux d’en bas n’ont eu autant de moyens pour imposer leurs exigences. L’aide du PCF à de Gaulle a été décisive pour enterrer la possibilité d’une révolution sociale, à une époque ou tout pouvait basculer.

Patrick Le Moal

Source : http://www.npa2009.org/idees/il-y-70-ans-8-mai-1945-le-maintien-de-lordre

Lire aussi : http://www.npa2009.org/idees/la-liberation-remettre-au-plus-vite-en-place-lautorite-de-letat

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Notes :

1 Très motivée, rappelons les 27 millions de morts en Union soviétique, 14 % de la population.

2 À partir du 15 août.

3 Sauf les poches de Dunkerque, Royan, Lorient, Saint-Nazaire et Colmar.

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La stratégie du choc ou l’histoire occultée du néolibéralisme (Naomi Klein)

Je fis la connaissance de Jamar Perry en septembre 2005 au refuge de la Croix-Rouge de Baton Rouge, en Louisiane. De jeunes scientologistes au large sourire distribuaient des repas, et Jamar faisait la queue avec les autres sinistrés. (…) Né et élevé à La Nouvelle-Orléans, Jamar avait quitté la ville inondée une semaine plus tôt. (…) Lui et les siens avaient attendu longtemps les autocars d’évacuation promis. En fin de compte, comme ils ne venaient pas, les Perry avaient marché sous un soleil de plomb. Ils avaient abouti ici, dans un palais des congrès tentaculaire (…) Ce jour-là, une nouvelle courait parmi les réfugiés selon laquelle un éminent congressman républicain de la ville, Richard Baker, avait tenu les propos suivants : « Nous avons enfin nettoyé les logements sociaux de La Nouvelle-Orléans. Dieu a réussi là où nous avions échoué. » Joseph Canizaro, l’un des promoteurs immobiliers les plus riches de la ville, avait exprimé un point de vue similaire : « Nous disposons maintenant d’une page blanche pour tout recommencer depuis le début. Des superbes occasions se présentent à nous. » Pendant toute la semaine, l’Assemblée législative de la Louisiane à Baton Rouge, la capitale, avait grouillé de lobbyistes s’employant à verrouiller les « occasions » en question. Au menu : réductions des charges fiscales, allégements de la réglementation, main d’œuvre au rabais et création d’une ville « plus petite et plus sûre » – ce qui en pratique revenait à la démolition des logements sociaux et à leur remplacement par des immeubles en copropriété. (…)
Parmi ceux pour qui les eaux de crue de La Nouvelle-Orléans étaient synonymes de « superbes occasions » se trouvait Milton Friedman, grand gourou du mouvement en faveur du capitalisme sans entraves. C’est à lui qu’on attribue la paternité du credo de l’économie mondialisée contemporaine, caractérisée par l’hypermobilité. Âgé de 93 ans et de santé fragile, « Oncle Miltie », ainsi que l’appelaient ses partisans, trouva malgré tout la force d’écrire un article pour la page d’opinions du Wall Street Journal, trois mois après l’effondrement des digues : « La plupart des écoles de La Nouvelle-Orléans sont en ruine, faisait-il observer, au même titre que les maisons des élèves qui les fréquentaient. Ces enfants sont aujourd’hui éparpillés aux quatre coins du pays. C’est une tragédie. C’est aussi une occasion de transformer de façon radicale le système d’éducation. »
L’idée radicale de Friedman se résume comme suit : au lieu d’affecter à la remise en état et au renforcement du réseau des écoles publiques de La Nouvelle-Orléans une partie des milliards de dollars prévus pour la reconstruction de la ville, le gouvernement devrait accorder aux familles des « bons d’études » donnant accès à des écoles privées (dont bon nombre à but lucratif) subventionnées par l’État. Il était essentiel, selon Friedman, que ce changement fondamental constitue non pas une solution provisoire, mais au contraire une « réforme permanente ».
(…) Aux yeux de Milton Friedman, (…) l’idée même d’un réseau d’écoles administré par l’État empeste le socialisme. Pour lui, l’État a pour unique fonction « de protéger notre liberté contre ses ennemis extérieurs et contre nos concitoyens eux-mêmes : il fait régner la loi et l’ordre, il fait respecter les contrats privés, et il favorise la concurrence». En d’autres termes, il s’agit de fournir les policiers et les soldats – tout le reste, y compris l’éducation publique gratuite, n’est qu’ingérence au sein des marchés.
Contrairement à la réfection des digues et au rétablissement du réseau électrique, la vente aux enchères du réseau scolaire de La Nouvelle-Orléans s’effectua avec une rapidité et une précision toutes militaires. Dix-neuf mois après les inondations, alors que la plupart des pauvres de la ville étaient encore en exil, presque toutes les écoles publiques de La Nouvelle-Orléans avaient été remplacées par des écoles à charte exploitées par le secteur privé. Avant l’ouragan Katrina, le conseil scolaire comptait 123 écoles ; il n’en restait plus que 4. Il y avait alors 7 écoles à charte ; elles étaient désormais 317. Les instituteurs de La Nouvelle-Orléans étaient représentés par un syndicat puissant ; leur convention collective était dorénavant réduite en lambeaux, et les quelque 4 700 membres du syndicat licenciés. Certains jeunes instituteurs furent réembauchés par les nouvelles écoles à charte, où ils touchaient un salaire nettement inférieur qu’auparavant. Bien d’autres n’eurent pas cette chance.
(…) J’appelle « capitalisme du désastre » ce type d’opération consistant à lancer des raids systématiques contre la sphère publique au lendemain de cataclysmes et à traiter ces derniers comme des occasions d’engranger des profits.

L’intervention de Friedman sur La Nouvelle-Orléans contenait son ultime recommandation publique : en effet, il mourut moins d’un an plus tard, le 16 novembre 2006, à l’âge de 94 ans. La privatisation du réseau d’écoles publiques d’une ville américaine de taille moyenne peut passer pour un enjeu modeste, s’agissant d’un homme considéré comme l’économiste le plus influent de la deuxième moitié du siècle dernier. Friedman comptait parmi ses disciples quelques présidents des États-Unis, des premiers 15 ministres britanniques, des oligarques russes, des ministres des Finances polonais, des dictateurs du tiers-monde, des secrétaires du Parti communiste chinois, des administrateurs du Fonds monétaire international et les trois derniers chefs de la Réserve fédérale des États-Unis. Pourtant, sa détermination à profiter de la crise de La Nouvelle-Orléans pour faire progresser une version fondamentaliste du capitalisme signait à merveille les adieux de ce professeur énergique d’un mètre cinquante-sept à peine qui, dans ses jeunes années, s’était décrit lui-même « comme un prédicateur à la mode d’autrefois en train de prononcer le sermon du dimanche ».
Pendant plus de trois décennies, Friedman et ses puissants disciples avaient perfectionné leur stratégie : attendre une crise de grande envergure, puis, pendant que les citoyens sont encore sous le choc, vendre l’État, morceau par morceau, à des intérêts privés avant de s’arranger pour pérenniser les « réformes » à la hâte.
Dans l’un de ses essais les plus influents, Friedman définit le remède universel que propose le capitalisme moderne et énonce ce que j’en suis venue à considérer comme la « stratégie du choc ». « Seule une crise – réelle ou supposée – peut produire des changements, fait-il observer. Lorsqu’elle se produit, les mesures à prendre dépendent des idées alors en vigueur. Telle est, me semble-t-il, notre véritable fonction : trouver des solutions de rechange aux politiques existantes et les entretenir jusqu’à ce que des notions politiquement impossibles deviennent politiquement inévitables. » (…) Selon Friedman, « un nouveau gouvernement jouit d’une période de six à neuf mois au cours de laquelle il peut opérer des changements fondamentaux. S’il n’en profite pas pour agir avec détermination, une telle occasion ne se représentera plus ». Variation sur un thème cher à Machiavel, selon qui le mal devait « se faire tout d’une fois », cette idée constitue l’un des legs stratégiques les plus durables de Friedman.

C’est au milieu des années 1970, à l’époque où il conseillait le général Augusto Pinochet, dictateur chilien, que Friedman eut pour la première fois l’occasion d’exploiter un choc ou une crise de grande envergure. Au lendemain du violent coup d’État orchestré par Pinochet, les Chiliens étaient sans contredit en état de choc. De plus, le pays était aux prises avec les traumatismes causés par une hyperinflation galopante. Friedman conseilla à Pinochet de procéder aussitôt à une transformation en profondeur de l’économie – réductions d’impôts, libéralisation des échanges commerciaux, privatisation des services, diminution des dépenses sociales et déréglementation. Bientôt, les Chiliens virent même leurs écoles publiques remplacées par des écoles privées auxquelles donnaient accès des bons d’études. C’était la métamorphose capitaliste la plus extrême jamais tentée. On parla désormais de la révolution de l’« école de Chicago », de nombreux économistes de Pinochet ayant étudié à l’université de Chicago sous la direction de Friedman. Ce dernier prédit que la soudaineté et l’ampleur des changements économiques provoqueraient chez les citoyens des réactions psychologiques qui « faciliteraient l’ajustement». Friedman créa l’expression « traitement de choc » pour parler de cette douloureuse tactique. Au cours des décennies suivantes, les gouvernements qui imposèrent de vastes programmes de libéralisation des marchés eurent justement recours au traitement de choc ou à la « thérapie de choc ».
Pinochet, lui, facilita l’« ajustement » au moyen d’une autre forme de chocs : dans les nombreuses salles de torture du régime, les corps qui se convulsaient sous l’effet de la douleur étaient ceux des personnes les plus susceptibles de s’opposer à la transformation capitaliste. En Amérique latine, nombreux sont ceux qui établirent un lien direct entre les chocs économiques qui se soldèrent par l’appauvrissement de millions de personnes et l’épidémie de tortures qui punirent dans leur chair des centaines de milliers de personnes qui rêvaient d’une autre forme de société. D’où la question posée par l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano : « Comment préserver cette inégalité autrement que par des décharges électriques ? » Exactement trente ans après que ces trois formes de chocs eurent frappé le Chili, la formule reprend du service en Irak, de façon beaucoup plus violente. Il y eut d’abord la guerre, qui, selon les auteurs de la doctrine militaire des États-Unis Shock and Awe (parfois traduite par « choc et effroi »), avait pour but « de contrôler la volonté, les perceptions et la compréhension de l’adversaire et de le priver de toute capacité à agir et à réagir ». Vint ensuite la thérapie de choc économique, imposée, à l’heure où le pays brûlait toujours, par l’émissaire chef des États-Unis, L. Paul Bremer : privatisations massives, libre-échange sans restrictions, taux d’imposition uniforme de 15%, réduction spectaculaire de l’appareil d’État. Le ministre du Commerce par intérim de l’Irak, Ali Abdel-Amir Allaoui, déclara à l’époque que ses compatriotes en avaient « assez de servir de cobayes à des expériences. Après tous les chocs auxquels le système a été soumis, ils n’ont pas du tout envie que l’économie subisse le même sort ». En cas de résistance, les Irakiens étaient arrêtés et jetés dans des prisons où leur corps et leur esprit subissaient d’autres chocs, ceux-ci beaucoup moins métaphoriques.

(…) Après les attentats du 11 septembre, Washington s’estima dispensé de demander aux pays concernés s’ils voulaient bien « du libre-échange et de la démocratie » à la mode états-unienne ; il recourut simplement à la force militaire inspirée de la doctrine « choc et effroi ».
En réfléchissant à la progression de cette vision des marchés qui règne désormais un peu partout sur la planète, je me rendis toutefois compte que l’idée d’exploiter les crises et les désastres était le modus operandi du mouvement de Milton Friedman depuis ses débuts – de tout temps, cette forme de capitalisme fondamentaliste a dû compter sur les catastrophes pour progresser. Les catastrophes « facilitatrices » se font maintenant plus destructrices et plus horribles, sans doute, mais la situation observée en Irak et à La Nouvelle-Orléans n’est pas le fruit d’une nouvelle invention consécutive au 11 septembre. Au contraire, l’exploitation effrontée des crises est l’aboutissement de trois décennies d’application stricte de la stratégie du choc.
Vues sous cette optique, les trente-cinq dernières années apparaissent sous un jour sensiblement différent. On avait jusque-là tendance à voir certaines des violations les plus flagrantes des droits de l’homme comme des actes sadiques dont se rendaient coupables des régimes antidémocratiques. En fait, il s’agissait plutôt de mesures prises dans le dessein de terroriser la population et de préparer le terrain à l’introduction de « réformes » radicales axées sur la libéralisation des marchés. Dans l’Argentine des années 1970, la junte fit « disparaître » 30 000 personnes, pour la plupart des militants de gauche, afin d’imposer les politiques de l’école de Chicago ; à la même époque, le Chili eut recours à la terreur pour accomplir sa métamorphose économique. Dans la Chine de 1989, le massacre de la place Tiananmen et l’arrestation de dizaines de milliers de personnes permirent aux communistes de transformer une bonne partie du pays en une gigantesque zone d’exportation, où travaillent des salariés trop terrifiés pour faire valoir leurs droits. Dans la Russie de 1993, la décision prise par Boris Eltsine de lancer les chars d’assaut contre le Parlement et de faire emprisonner les chefs de l’opposition pava la voie à la privatisation précipitée qui engendra les célèbres oligarques du pays.
Au Royaume-Uni, la guerre des Malouines, survenue en 1982, eut le même effet : le désordre et l’élan nationaliste nés de la guerre permirent à Margaret Thatcher de recourir à une force extraordinaire pour étouffer la grève des mineurs du charbon et lancer la première vague de privatisations effrénées en Occident. En 1999, les bombardements de Belgrade par l’OTAN créèrent des conditions favorables à des privatisations rapides en ex-Yougoslavie – objectif du reste antérieur à la guerre. La politique économique ne fut pas le seul facteur à l’origine de ces conflits, bien sûr, mais chacun de ces chocs collectifs servit à préparer le terrain au traitement de choc économique.
Les traumatismes ayant servi à affaiblir les résistances ne furent du reste pas toujours ouvertement violents. En Amérique latine et en Afrique, dans les années 1980, c’est la crise de l’endettement qui obligea les pays « à privatiser ou à crever », selon la formule d’un ex-représentant du FMI. Minés par l’hyperinflation et trop endettés pour dire non aux exigences dont s’assortissaient les nouveaux prêts, des gouvernements acceptèrent le traitement de choc dans l’espoir qu’il les préserverait de l’effondrement. En Asie, c’est la crise financière de 1997-1998 – presque aussi dévastatrice que la Grande Dépression – qui affaiblit les « tigres » asiatiques et les obligea à ouvrir leurs marchés à ce que le New York Times appela la « plus grande vente de faillite du monde ». Bon nombre de ces pays étaient des démocraties, mais les transformations radicales visant la libéralisation des marchés ne furent pas imposées de façon démocratique. En fait, ce fut exactement le contraire : conformément aux prévisions de Friedman, le climat de crise généralisée permettait de faire fi de la volonté des électeurs et de céder le pays aux « technocrates » de l’économie.
Dans certains cas, bien entendu, l’adoption des politiques de libéralisation des marchés se fit de façon démocratique, quelques politiciens ayant été portés au pouvoir malgré des programmes draconiens : l’élection de Ronald Reagan aux États-Unis et, plus récemment, celle de Nicolas Sarkozy en France en constituent des exemples frappants. Dans de tels cas, cependant, les croisés du libéralisme économique se heurtent à l’opposition du public et doivent adoucir ou modifier leurs projets radicaux, accepter les changements à la pièce plutôt qu’une reconversion totale. On voit bien que le modèle économique de Friedman, s’il est en partie compatible avec la démocratie, a besoin de conditions totalitaires pour être imposé dans son expression la plus pure. Pour que le traitement de choc économique soit appliqué sans contrainte – comme ce fut le cas au Chili dans les années 1970, en Chine à la fin des années 1980, en Russie dans les années 1990 et aux États- Unis au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 –, on doit compter sur un traumatisme collectif majeur, lequel entrave ou suspend provisoirement l’application des principes démocratiques. Cette croisade idéologique prit naissance au sein des régimes autoritaires d’Amérique du Sud ; dans les territoires nouvellement conquis – la Russie et la Chine –, elle cohabite encore aujourd’hui, sans difficulté et de façon rentable, avec un régime à la poigne de fer.

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(…)

Du Chili à la Chine en passant par l’Irak, la torture a été le partenaire silencieux de la croisade mondiale en faveur de la libéralisation des marchés. Cependant, elle n’est pas qu’un simple moyen utilisé pour forcer des citoyens rebelles à accepter des politiques dont ils ne veulent pas. On peut aussi y voir une métaphore de la logique qui sous-tend la stratégie du choc.
La torture, ou l’ « interrogatoire coercitif » comme on l’appelle à la CIA, est un ensemble de techniques conçues pour plonger les prisonniers dans un état de choc et de désorientation grave et les forcer à faire des concessions contre leur gré. La logique de la méthode est exposée dans deux manuels de l’agence qui ont été déclassifiés à la fin des années 1990. On y explique que la façon de vaincre les résistances des « récalcitrants » consiste à provoquer une fracture violente entre le prisonnier et sa capacité à comprendre le monde qui l’entoure. D’abord, on « affame » les sens (au moyen de cagoules, de bouchons d’oreilles, de fers et de périodes d’isolement total) ; ensuite, le corps est bombardé de stimuli (lumières stroboscopiques, musique à tue-tête, passage à tabac, électrochocs).
Cette phase d’ « assouplissement » a pour but de provoquer une sorte d’ouragan dans la tête des prisonniers, qui régressent et ont peur au point de perdre toute capacité à penser de façon rationnelle et à protéger leurs intérêts. C’est dans cet état de choc que la plupart des détenus donnent à leurs interrogateurs ce qu’ils veulent – des informations, des aveux, l’abandon d’anciennes croyances. On trouve dans un des manuels de la CIA une explication particulièrement succincte : « Il existe un intervalle – parfois extrêmement bref – d’apathie, de choc ou de paralysie psychologique. Cet état est causé par un traumatisme ou un traumatisme secondaire qui fait en quelque sorte voler en éclats le monde familier du sujet et l’image qu’il a de lui-même. Les interrogateurs chevronnés reconnaissent ce moment et savent que le sujet est alors plus ouvert à la suggestion et beaucoup plus susceptible de coopérer qu’avant le choc. »
La stratégie du choc imite la démarche en tentant de reproduire, à l’échelle d’une société, les résultats obtenus avec un seul détenu dans une cellule de prison. A cet égard, l’exemple le plus probant est le choc du 11 septembre, qui, pour des millions de personnes, fit voler en éclats le « monde familier ». Il déclencha du même coup une période de désorientation et de régression que l’administration Bush exploita de main de maître. Soudain, nous nous retrouvions en quelque sorte en l’an zéro. Tout ce que nous savions du monde relevait d’ « avant » la catastrophe. Nous, les Nord-Américains, qui de toute façon connaissions mal notre histoire, formions désormais un Etat vierge, une « feuille blanche » sur laquelle « on peut écrire les mots les plus beaux et les plus nouveaux », ainsi que Mao le dit à propos de son peuple. Une nouvelle armée de spécialistes se chargea aussitôt d’écrire des mots beaux et nouveaux sur la table rase de notre conscience traumatisée : « choc des civilisations », « axe du mal », « islamo-fascisme », « sécurité intérieure ». Pendant que les citoyens étaient mobilisés par de nouvelles guerres culturelles aux conséquences mortelles, l’administration Bush accomplit ce dont elle n’aurait pu que rêver sans les attentats du 11 septembre : lancer des guerres privatisées à l’étranger et créer un complexe de la sécurité assujetti au contrôle du privé à l’intérieur des frontières des Etats-Unis.
Voici donc comment fonctionne la stratégie du choc : le désastre déclencheur – le coup d’Etat, l’attentat terroriste, l’effondrement des marchés, la guerre, le tsunami, l’ouragan – plonge la population dans un état de choc collectif. Le sifflement des bombes, les échos de la terreur et les vents rugissants « assouplissent » les sociétés, un peu comme la musique tonitruante et les coups dans les prisons où se pratique la torture. A l’instar du prisonnier terrorisé qui donne le nom de ses camarades et renie sa foi, les sociétés en état de choc abandonnent des droits que, dans d’autres circonstances, elles auraient défendus jalousement. Jamar Perry et les autres évacués entassés dans le refuge de Baton Rouge devaient renoncer à leurs logements sociaux et à leurs écoles publiques. Après le tsunami, les pêcheurs sri-lankais devaient céder aux hôteliers leurs précieuses terres du bord de la mer. Si tout s’était passé comme prévu, les Irakiens, eux, auraient dû être sous le coup du choc et de l’effroi au point d’abandonner aux bases militaires américaines et aux zones vertes la maîtrise de leurs réserves de pétrole, de leurs sociétés d’Etat et de leur souveraineté.

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Dans le déluge de mots écrits en hommage à Milton Friedman après sa mort, on souligna à peine l’importance que revêtent les chocs et les crises pour l’avancement de sa vision du monde. Le décès de l’économiste fut plutôt l’occasion de récrire l’histoire officielle et de rappeler que le capitalisme radical qu’il prônait faisait désormais figure d’orthodoxie gouvernementale dans presque tous les coins du monde. C’était un véritable conte de fées, débarrassé des violences et des contraintes si intimement mêlées à cette croisade. Elle représente à n’en pas douter la campagne de propagande la mieux réussie des trois dernières décennies.

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Tenir une idéologie pour responsable des crimes commis en son nom: l’entreprise exige beaucoup de prudence. Il est trop facile d’affirmer que ceux dont nous ne partageons pas le point de vue sont non seulement dans l’erreur, mais de plus tyranniques, fascistes, génocidaires. Il est vrai également que certaines idéologies représentent un danger pour le public et doivent être identifiées comme telles. On songe en particulier à la fermeture des idéologies fondamentalistes, incapables de coexister avec d’autres systèmes de croyance; leurs disciples dénoncent la diversité et exigent de disposer d’une liberté absolue pour installer leur modèle parfait. Ils veulent détruire le monde tel qu’on le connaît pour faire place à leur invention de puristes. Cette logique, nourrie des fantasmes bibliques du déluge et du grand incendie, conduit inéluctablement à la violence. Les idéologies qui aspirent à cette impossible « table rase », condition qu’on ne peut obtenir qu’au prix d’un cataclysme, sont dangereuses.
Habituellement, ce sont les idéologies religieuses et radicales extrêmes qui proposent l’oblitération de cultures et de peuples entiers comme condition de l’avènement d’un monde nouveau, épuré. Depuis l’effondrement de l’Union Soviétique, toutefois, on a pris conscience des crimes ignobles commis au nom du communisme. (…) Partout dans le monde, des spécialistes participent à des débats enflammés et se demandent si les atrocités sont imputables à l’idéologie proprement dite ou aux aberrations de ses tenants, dont Staline, Ceauşescu, Mao et Pol Pot.
(…) Il ne s’ensuit pas nécessairement que toutes les formes de communisme sont par nature génocidaires, comme autant l’ont affirmé avec jubilation, mais c’est indiscutablement une interprétation de la théorie communiste doctrinaire, autoritaire et hostile au pluralisme qui explique les purges de Staline et les camps de rééducation de Mao. Le communisme autoritaire porte -et devrait porter- les stigmates de ces laboratoires du réel.
Qu’en est-il, cela étant, de la croisade menée pour la libéralisation des marchés? On n’a jamais qualifié de crimes capitalistes les coups d’État, les guerres et les massacres qui avaient pour but d’installer et de maintenir en place des régimes favorables à la libre entreprise. Pour les expliquer, on invoque plutôt les excès de dictateurs trop zélés ou les « fronts chauds » de la Guerre froide et, aujourd’hui, de la guerre contre le terrorisme. Quand les plus fervents opposants du modèle économique corporatiste sont éliminés systématiquement, comme ils l’ont été en Argentine dans les années 1970 et comme ils le sont à présent en Irak, on fait allusion au sale boulot que suppose la lutte contre le communisme ou le terrorisme -et presque jamais à la lutte en faveur de l’avancement du capitalisme à l’état pur.
Je ne dis pas que les régimes capitalistes sont par nature violent. Il est tout à fait possible de mettre en place une économie de marché n’exigeant ni une telle brutalité ni une telle pureté idéologique. La libre circulation des biens de consommation peut très bien cohabiter avec des services de santé publics et gratuits, des écoles publiques et l’assujettissement de vastes pans de l’économie -une société pétrolière nationale, par exemple- au contrôle de l’État. De la même façon, il est tout à fait possible de contraindre les employeurs à verser des salaires décents et à respecter le droit à la syndicalisation des travailleurs, cependant que les gouvernements prélèvent des impôts et redistribuent la richesse de manière à réduire les inégalités marquées qui caractérisent l’État corporatiste. Rien ne dit que les marchés doivent être fondamentalistes. (…) Le capitalisme prôné par l’École de Chicago a effectivement un point commun avec d’autres idéologies dangereuses: la recherche d’une pureté inaccessible, d’une table rase à partir de laquelle bâtir une société modèle entièrement revue et corrigée.

 

Naomi Klein, La Stratégie du choc, La montée d’un capitalisme du désastre, 2008.