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La société cancérophile

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« [La plupart des substances cancérigènes] se trouve dans l’air que nous respirons, dans nos assiettes, nos jardins ou nos maisons. (…) Leur usage et leur prolifération ont accompagné le chant des sirènes promettant toujours plus de confort, de croissance et de bonheur. La flambée des cancers professionnels, la banalisation des substances toxiques et la dissémination des dioxines jusque dans le lait maternel témoignent pourtant de choix collectifs dédiés à tout prix à la productivité. »

« Peu après les attentats du 11 septembre 2001 à New York, les Etats-Unis d’Amérique ont inventé un nouveau concept : la consommation patriotique. Il s’agissait de consommer encore davantage, pour faire tourner l’économie et rendre ainsi son plus brillant moral au pays meurtri. Le citoyen poussant son Caddie devenait ainsi la figure de proue de l’esprit national, le héros des Temps modernes, une sorte de général Custer de la civilisation en marche contre la barbarie, prêt à lutter jusqu’au bout pour son flacon de ketchup ou son lecteur DVD. Que n’applique-t-on de tels remèdes aux divers désastres qui s’abattent en pluie sur cette partie du monde ? En s’interrogeant sur la question de la santé en France, on pourrait tout aussi bien se demander si le devoir d’un citoyen français ne serait pas de souffrir ou de mourir d’un cancer pour participer à la prospérité de l’économie nationale, à l’essor industriel et aux progrès de la recherche, de sorte qu’on mourrait presque avec autant de gloire et de misère dans les hôpitaux aseptisés que nos ancêtres dans la boue des tranchées. Le cancer deviendrait-t-il, lui aussi, patriotique ? La question peut choquer, mais elle a sa raison d’être. La France industrielle envoie chaque année sur le front du cancer près de 300 000 soldats, dont la moitié ne revient pas.  »

« Le fait est que l’éradication du cancer détruirait des milliers d’emplois. Des secteurs d’activités florissantes se trouveraient sinistrés, et toute une industrie du médicament, du soin, du dépistage et du diagnostic se verrait soudain oisive, désemparée et ruinée dans un monde sans cancer, un peu comme les marchands d’armes plongés dans une paix perpétuelle. »

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 » L’Occident malade est comme subjugué par les efforts qu’il déploie contre son plus intime ennemi : il admire ses hôpitaux comme ses palais, se flatte de ses chercheurs, devenus ses champions, défend ses médicaments, qu’il donne pour des blasons. Non, cette société n’est même plus cancérigène, elle est cancérophile. La tumeur maligne est intégrée à son programme. Mieux elle la traite, meilleure elle est. Quoi qu’il lui en coûte, elle continuera d’aimer le pétrole, les débroussaillants, les téléphones mobiles.

Dans le temps où tant d’efforts ôteront peut-être quelques-unes de ses proies au crabe malin, c’est par milliers que de nouveaux malades lui sont livrés chaque année en holocauste, comme les vierges au Minotaure. Pour un qui serait mort hier et qui survit aujourd’hui, combien passeront désormais sous son joug ? Au moment d’achever ce constat, la conviction que le cancer peut reculer doit pourtant rester la dernière, tant il est vrai que, si nous ne faisons pas partie de la solution, nous faisons déjà partie du problème.

Quel sens faut-il encore donner au sacro-saint « comportement individuel » quand le fléau s’étend à l’échelle d’une civilisation ? A mesure que les risques collectifs augmentent, respecter les conseils diététiques, fréquenter les salons « forme et bien-être » ou espérer les nouveaux médicaments miracles tend à l’absurde dans un monde où tout, jusqu’à l’air qu’on respire, devient toxique. Un personnage de Blade Runner ou de Soleil vert mordant un fruit bio dans un décor d’apocalypse n’a de place que dans une comédie. Certes, c’est la somme de nos renoncements qui donne au tableau toute sa cohérence, c’est aussi l’attitude de chacun qui pourrait infléchir le cours des choses. Mais lutter contre le cancer demande plus que des soins cosmétiques. Faut-il donc changer le monde pour faire reculer le cancer ? »

Geneviève Barbier et Armand Farrachi, La société cancérigène: Lutte-t-on vraiment contre le cancer ?, 2004,

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