Publié dans Citations, Conseils de lecture

L’argent, forme la plus ignoble de l’esclavage (Léon Tolstoï)

Leon TolstoiIl existe une opinion générale que l’argent représente la richesse, que celle-ci est le produit du travail et que par conséquent il y a une relation entre l’un et l’autre.
Cela est vrai au même degré que l’assertion que chaque organisation sociale est la conséquence d’un contrat social. Tous aiment à croire que l’argent n’est qu’un moyen d’échanger les produits du travail.
Je fais des bottes. Un autre cuit du pain. Un troisième élève des brebis et, pour que les transactions soient faciles, les monnaies nous servent d’intermédiaire, et nous pouvons échanger des semelles contre de la viande de mouton ou dix livres de farine.
Dans ce cas, l’argent facilite à chacun de nous l’écoulement de ses produits et représente l’équivalent de son travail. Ceci est parfaitement, s’il n’y a pas de violence commises par l’un sur l’autre, je ne parle pas des guerres et de l’esclavage, mais de cette autre forme de violence qui protège les produits d’un travail au détriment d’un autre.
Cette théorie serait encore vraie dans une société dont tous les membres seraient fidèles aux préceptes du Christ et donneraient à celui qui demande, en n’exigeant pas qu’il leur rende.
Mais, dès que des pressions s’exercent sous une forme quelconque, l’argent perd immédiatement pour celui qui le détient son caractère de résultat du travail et représente le droit basé sur la force.
Si, pendant une guerre, un homme enlève quelque chose à un autre, si un soldat reçoit de l’argent provenant de la vente du butin, ces valeurs ne sont, en aucune façon, le produit du travail et ont une tout autre signification que le salaire reçu pour la façon des bottes.
Ce cas se représente encore dans la traite des esclaves.
Des paysannes tissent de la toile et la vendent ; des serfs travaillent pour leur barine (seigneur) ; celui-ci vend le tissu et en reçoit le prix.
Les femmes et le seigneur ont le même argent, mais dans le premier cas, il représente le travail, et dans le second cas la force.
(…)
Dans une société où il existe une force qui s’approprie l’argent des autres ou même qui en protège la possession, le numéraire ne peut être regardé comme le représentant du travail. Tantôt il en est l’équivalent, tantôt il est le résultat de la violence.
Il ne peut en être ainsi que dans un milieu où existent encore des rapports mutuels tout à fait libres. Aujourd’hui, après des siècles entiers de rapines qui ont changé peut-être de formes, mais n’ont pas cessé de se commettre et se commettront encore, l’argent centralisé, de l’aveu de tout le monde, est lui-même une violence. Le résultat du travail n’y est qu’une fraction minime de ce qu’est le produit de toutes sortes de crimes.
(…)
Dans sa définition la plus exacte et en même temps la plus simple, l’argent est un signe conventionnel qui donne le droit, ou mieux la possibilité de se servir du travail des autres.
En idéal, il ne devrait donner ce droit que lorsqu’il serait lui-même l’équivalent de l’activité dépensée par son possesseur et il en serait ainsi dans une société où il n’existerait pas de violence.
(…)
L’homme vend dans la plupart des cas les produits de son travail passé, présent et futur, non parce que l’argent lui présente des facilités d’échange, mais parce qu’on le lui demande comme une obligation.
Quand les Pharaons d’Egypte réclamaient de leurs esclaves du travail, ceux-ci ne pouvaient donner que leur activité passée ou présente.
Mais avec l’apparition et la propagation de la monnaie et du crédit qui en découle, il est devenu possible de vendre son travail futur.
L’argent, grâce à l’existence de la violence dans les rapports sociaux, ne représente que la possibilité d’une nouvelle forme d’esclavage impersonnel qui a remplacé l’esclavage personnel.
Celui qui possède des esclaves a droit au travail de Pierre, de Jean et d’Isidore, mais le richard a droit au travail de tous ces inconnus qui ont besoin d’argent.
(…)
L’argent est une valeur qui est toujours égale à elle-même, regardée comme une chose absolument juste et légale et dont l’usage n’est pas considéré comme immoral, comme cela avait lieu pour le droit d’esclavage.
Il me souvient, j’étais encore jeune, qu’un nouvel amusement se répandit dans les cercles – le jeu de loto. Tout le monde se mit à jouer et on disait alors que beaucoup de gens se ruinaient, que d’autres avaient perdu de l’argent du fisc et s’étaient brûlé la cervelle, ce jeu fut défendu et cette prohibition existe encore de nos jours.
Je me rappelle avoir vu de vieux joueurs (…) qui me disaient que le loto avait ceci de particulièrement agréable qu’on ne voyait pas ce qu’on avait gagné comme dans les autres jeux ; le garçon du cercle n’apportait pas l’argent, mais des jetons ; chacun perdait peu et n’en ressentait pas de chagrin.
Il en est aussi ainsi de la roulette qui est justement prohibée – et… aussi avec l’argent.
Je possède le rouble fantastique, je coupe mes coupons de rente et je me retire du tourbillon des affaires.
A qui fais-je tort ?
Je suis l’homme le meilleur et le plus inoffensif.
Mais ma manière de vivre est, au fond, le jeu de loto ou la roulette ; je ne vois pas celui qui se tue après avoir perdu et qui me procure ces petits coupons que je découpe avec soin.
Je n’ai rien fait, je ne fais rien et ne ferai rien que couper mes titres de rente et j’ai la conviction que l’argent représente le travail !
(…)
L’esclavage, c’est l’émancipation des uns qui se déchargent du travail nécessaire à la satisfaction de leurs besoins et le transportent sur les autres.
Voici un homme qui ne travaille pas, et les autres dépensent leur activité pour lui, non par affection, mais parce qu’il a le moyen de les faire travailler : c’est l’esclavage. Il existe dans des proportions énormes dans tous les pays civilisés d’Europe, où l’exploitation des hommes se fait en grand et est considérée comme légale.
L’argent a le même but et les mêmes conséquences que l’esclavage.
Son but, c’est d’affranchir l’homme de la loi naturelle du travail personnel nécessaire à la satisfaction de ses besoins.
Les conséquences sont la naissance et l’invention de nouveaux désirs toujours plus compliqués et plus insatiables. C’est un appauvrissement intellectuel et moral et une dépravation. Pour les esclaves c’est l’oppression et l’abaissement au niveau de la bête.
L’argent, c’est une forme récente et horrible de cet esclavage et, comme celui-ci, il corrompt le maître et l’esclave ; mais cette nouvelle forme est plus ignoble parce qu’elle affranchit l’un et l’autre de tous rapports personnels.
(…)
Je voulais aider les pauvres, parce que j’avais de l’argent et que je partageais la superstition générale que le numéraire représente le travail et est légal et utile.
Mais ayant commencé à donner, je m’aperçus que cela provenait du travail des pauvres.
J’agissais comme les anciens seigneurs qui faisaient travailler leurs serfs les uns pour les autres.
Tout emploi d’argent, quel qu’il soit – achat de quelque chose ou simple don d’une personne à une autre -, n’est que la présentation d’une lettre de change tirée sur les pauvres ou la transmission à un tiers de cette lettre de change pour la faire payer aux malheureux.
C’est pourquoi je compris l’absurdité que je voulais faire d’aider les pauvres en les poursuivant.
Non seulement, l’argent n’était pas en lui-même un bien, mais il était un mal évident en ce qu’il privait les hommes du bien principal – du travail et de ses fruits.
Je voyais bien que j’étais incapable de donner ce bien aux autres parce que j’en étais moi-même privé : je ne travaillais pas et n’avais pas le bonheur de vivre des produits de mon activité.
(…)
Le fondement de tout esclavage c’est la jouissance du travail d’autrui et, par conséquent, me servir de l’activité des travailleurs, en exerçant mes droits sur leurs personnes ou user de cet argent qui leur est indispensable, c’est absolument la même chose.
Si réellement je regarde comme un mal cette jouissance, je ne dois profiter ni de mes droits, ni de mon argent, et je dois débarrasser les malheureux du travail qu’ils font pour moi, soit en m’en privant, soit en le faisant moi-même.

Léon Tolstoï, Que faire ?

Laisser un commentaire