Nos gouvernants prétendent lutter contre le terrorisme, mais il n’est pas inopportun de rappeler que le terrorisme est d’abord et essentiellement le fait des Etats, des gouvernements.
Nos gouvernants ne peuvent pas lutter contre le terrorisme puisqu’ils sont l’incarnation même du terrorisme, eux qui savent si bien terroriser les populations, à l’aide de leurs puissants appareils de répression, pour défendre et étendre leur ordre – eux qui autorisent et encouragent leurs forces de police à tuer et mutiler de simples citoyens, eux qui envoient leurs armées massacrer des civils un peu partout sur la planète, eux qui sont toujours prêt à appuyer, soutenir et légitimer toutes les atrocités commises contre des civils par leurs alliés et semblables. Vietnam, Palestine, Salvador, Serbie, Libye, Afghanistan… Le nombre de civils innocents à avoir péri, ces dernières décennies, sous les balles et les bombes des Etats occidentaux « démocratiques » est bien supérieur à celui des victimes desdits « terroristes ». Le cas le plus emblématique de ces dernières années reste celui de l’Irak, où plus d’un million de personnes ont été assassinés au cours des deux dernières agressions américaines, auxquels il faut encore rajouter un autre million (dont 600 000 enfants) si l’on prend en compte les conséquences humanitaires désastreuses de l’embargo imposé par les mêmes criminels de 1990 à 2003 – un véritable génocide que Madeleine Albright, la gentille ministre des affaires étrangères étasunienne avait considéré comme tout à fait justifié. Et, pour citer un cas actuel, comment ne pas qualifier de terroristes les campagnes d’assassinats « ciblés » par drones organisé par le gouvernement étasunien au Pakistan et au Yémen et qui tuent en moyenne trente civils pour une personne visée ?
Le bon et le mauvais terrorisme
Il y a bien sûr le bon terrorisme, qui ne s’avoue jamais comme tel : celui des puissants, qui est organisé, institutionnalisé, légitimé, qui dispose des armes les plus dévastatrices et n’hésite pas à en user, notamment pour commettre d’innombrables tueries lors de prétendues guerres « pour la démocratie ». Et il y a le mauvais terrorisme : le terrorisme des faibles, des « barbares », de ceux qui ne peuvent compter sur la protection d’un Etat reconnu et qui est bien souvent une réplique au terrorisme des puissants – ainsi le terrorisme dit « islamiste ». Quand nos gouvernants parlent de « combattre le terrorisme », ils ne font bien sûr référence qu’à cette forme-là de terrorisme. De même que lorsqu’ils font voter une loi liberticide en vue de punir plus sévèrement les auteurs d’« apologies du terrorisme », cela ne comprend, bien entendu, pas l’« apologie » des actions terroristes menées sous l’autorité de nos gouvernements et de ses alliés – vanter la « fermeté » de notre police qui a assassiné 133 personnes depuis 2000, ou considérer comme « légitime » les bombardements israéliens à Gaza de l’été 2014 (qui ont tué 2000 civils palestiniens) ne vous vaudrons pas la moindre poursuite judiciaire.
Il est aussi important de souligner que les gouvernements emploient souvent le terme « terrorisme » pour désigner et disqualifier leurs ennemis, ceux qui osent les combattre ou leur résister avec violence, qu’ils emploient ou non des méthodes terroristes. Pendant la Seconde guerre mondiale, les résistants français étaient qualifiés de « terroristes » par les autorités nazis. De même aujourd’hui le gouvernement israélien, pour diaboliser et dénier toute légitimité à la résistance armée palestinienne, parle constamment à son égard de « terrorisme ». L’emploi des termes « terrorisme » et « terroristes » par les gouvernements n’est donc jamais neutre. Il peut servir tout autant à désigner de véritables terroristes qu’à marquer d’infamies n’importe quelle contestation, n’importe quel contestataire pour mieux l’isoler du reste de la population et légitimer sa mise hors-la-loi. De même que toutes les mesures et législations antiterroristes sont aussi pensées par les gouvernements comme des moyens d’étendre l’emprise étatique sur la vie des citoyens, de renforcer leur contrôle sur les « classes dangereuses » et d’intimider et réprimer plus efficacement toute contestation un tant soit peu radicale. C’est ainsi que ces dernières années, en France, on a pu inculper pour « terrorisme » – et jeté en prison – des manifestants arrêtés avec des fumigènes ou des libertaires suspectés d’avoir voulu saboter des caténaires SNCF. C’est d’ailleurs à propos de cette dernière affaire – l’ « affaire Tarnac », qui avait fait un certain bruit – qu’un certain François Hollande avait accusé le gouvernement d’alors d’ « inventer » des terroristes pour justifier des mesures sécuritaires.
Aux origines du « terrorisme islamiste »
Après les récents attentats qui ont secoué la France, le gouvernement a annoncé un renforcement des dispositifs policiers et sécuritaires et beaucoup sont ceux dans la classe politique à en appeler à un « Patriot Act » à la française – du nom de ces lois liberticides votées aux Etats-Unis après le 11 septembre 2001. Au-delà du problème que cela pose pour nos libertés individuelles, il est illusoire de penser que de tels dispositifs pourraient nous protéger efficacement des « terroristes » – ils sont même, à vrai dire, complètement inefficaces. De même qu’il est illusoire de croire que des mesures « éducatives » ou de lutte contre un prétendu communautarisme musulman pourraient empêcher des jeunes de se « radicaliser » – ce ne sont là que des mesures destinés à occulter les véritables causes et à porter l’entière responsabilité du « terrorisme » sur l’Islam et les musulmans (et par là à dresser les citoyens d’en bas les uns contre les autres pour le plus grand profit des gouvernants).
Si l’on veut vraiment se protéger de ce terrorisme « islamiste » voire le réduire à néant, il faut que nous ayons le courage et l’honnêteté d’en rechercher les causes, de nous attaquer à ce qui le suscite, à ce qui le nourrit, à ce qui le fait prospérer : à savoir les agressions permanentes des puissances occidentales contre le monde musulman, pour contrôler et piller ses ressources (en particulier le pétrole), et leur inévitable cortège de crimes, de dévastations, d’humiliations, de misère, de désespoir, de haines. Des agressions qui, de surcroît, remontent à loin dans le temps – elles ont démarré avec le colonialisme – mais qui n’ont cessé de s’intensifier depuis quelques décennies et l’explosion de nos besoins en pétrole.
On ne comprend rien et on s’empêche de réellement combattre le fanatisme religieux et le terrorisme dit « islamiste » si l’on ne comprend pas d’abord que la folie meurtrière dont ces « terroristes » font preuve est une réponse à la nôtre – le sinistre « Etat islamique », pour ne citer que lui, est une conséquence de notre génocide perpétré en Irak. Il nous est impératif de comprendre que si nous sommes confrontés à des attaques terroristes sur notre sol, c’est d’abord en réplique aux innombrables attaques terroristes – et d’une toute autre ampleur – que nous commettons là-bas. Les terroristes, ce sont d’abord les gouvernements occidentaux et les oligarchies pour qui ils travaillent. S’il n’y a pas lieu, évidemment, d’excuser ceux qui commettent des attentats chez nous, il n’y a pas lieu non plus de nous affranchir de nos responsabilités. Il faut bien reconnaître que nous les avons largement encouragés à perdre toute bonté et toute modération. A force d’exclure, d’humilier, à force de semer la misère et le désespoir nous ne pouvons semer que la haine et l’extrémisme – et cela vaut aussi, ici, pour tous ces jeunes « issus » ou pas « de l’immigration » et à qui notre société vouée au Dieu Argent ferme tout avenir, toute possibilité de vie digne d’être vécue. Comment s’étonner qu’ils puissent haïr et vouloir se venger de cet Occident qui se prétend le haut-lieu de la civilisation et qui pourtant réclame d’innombrables sacrifices humains à travers le monde ? Comment s’étonner de la violence de ceux à qui on ne laisse que la violence pour se faire entendre ? Le fanatisme « islamiste » n’est jamais aujourd’hui que le support d’une colère et d’une rébellion contre l’impérialisme occidental, en même temps qu’un refuge contre l’individualisme, qu’une manière d’échapper à une vie sinistre et sans but – et l’« Etat islamique » est à cet égard un eldorado fort attrayant. En somme, il incarne une révolte radicale contre notre civilisation capitaliste – une révolte qui doit nous interroger et nous remettre en cause. Nous ne le combattrons efficacement que si nous cessons d’être haïssable, ici et ailleurs. Nous ne le combattrons efficacement que si nous cessons ici d’entretenir cette machine à exclure, que si nous cessons d’exploiter, d’appauvrir et de mettre à feu et à sang le monde musulman. Nous ne le combattrons efficacement que si nous respectons enfin le droit de ces peuples à disposer d’eux-mêmes et à vivre dans la paix et dans la décence. Et nous rendrons un grand service à ces peuples qui, loin d’être abandonnés aux islamistes les plus réactionnaires, seront mieux armés contre.
Mais nos gouvernants n’ont nulle envie ni de laisser émerger ici une société vraiment juste, ni de rendre justice au monde musulman, tant les enjeux économiques sont énormes. Et, à vrai dire, nous non plus, simples citoyens, nous n’avons pas vraiment envie de devoir payer à un juste prix le pétrole et donc renoncer à une grande partie de ce pétrole car cela reviendrait à renoncer à nos modes de vie confortables, à notre usage effréné de la voiture, etc. Il n’est jamais inopportun de rappeler que notre confort matériel, celui dont jouissent une grande partie des Occidentaux, a toujours pour prix l’exploitation et la misère des pays du Sud et notamment des pays arabes, musulmans – et donc le « terrorisme » comme inévitable retour de boomerang. Pour en finir avec le fanatisme « islamiste », il faut en finir avec le fanatisme du profit, avec le fanatisme de la croissance, avec le fanatisme de la consommation, avec le fanatisme de la bagnole. Pour en finir avec le terrorisme « islamiste », il faut en finir avec le terrorisme de l’argent, ce terrorisme ordinaire qui brise et anéantit d’innombrables vies dans l’indifférence, si ce n’est l’acceptation générale. Tous les six secondes dans le monde un enfant meurt de faim, non pas à cause d’une quelconque fatalité, mais à cause de l’égoïsme et de l’avidité de tant d’autres, des comportements inconscients et criminels que nos sociétés vouées à l’argent institutionnalisent, banalisent et encouragent. C’est bien là, in fine, que se situe le véritable terrorisme, celui contre lequel nous devrions en priorité lutter.
Il ne suffit pas de proclamer son amour de la paix, encore faut-il en créer les conditions. Comment croire qu’il puisse y avoir la paix sur une planète où il y a tant d’injustices, où 20% des habitants s’accaparent 80% des richesses ? Il ne peut y avoir de paix que dans la justice. Il ne peut y avoir de paix sur cette planète que si ses habitants les plus riches se décident à partager et à adopter des modes de vie plus sobres – et cela concerne un grand nombre de Français. De même, rien ne sert ici de se lamenter sur l’échec à transmettre les « valeurs républicaines » quand nous ne sommes même pas fichus de les mettre en pratique.
Quand nos gouvernants s’allient avec des « terroristes »
Comment croire que nos gouvernants luttent vraiment contre le « terrorisme islamiste » quand ils sont liés avec des régimes comme l’Arabie Saoudite et le Qatar qui le financent en sous-main ? Comment croire que nos gouvernants luttent vraiment contre le « terrorisme islamiste » quand ils soutiennent et s’allient à des groupes armés islamistes, comme en Libye et en Syrie, en tous points similaires à ceux que nous qualifions dans d’autres contextes de « terroristes » ? Ce sont ceux-là mêmes que nous avons soutenus en Libye que nous avons ensuite combattu au Mali et en Centrafrique, dès le moment où ils ne nous rendaient plus service et s’attaquaient à nos intérêts. Ce sont ceux-là mêmes que nous avons soutenus en Syrie qui ont contribué à la création de cet « Etat islamique » qu’aujourd’hui nous combattons. Laurent Fabius avait d’ailleurs tenu, en décembre 2012, à saluer le « bon boulot » effectué par Al-Nosra (groupe de « djihadistes » affilié à Al-Qaïda) dans la lutte contre le régime de Bachar el-Assad, et ce malgré les atrocités qu’ils ont pu commettre – propos qui bien sûr ne pouvait relever de l’« apologie du terrorisme ». Si les gouvernements occidentaux détestent tant l’« Etat islamique » et entendent le combattre fermement, ce n’est pas parce qu’il commet des massacres, mais parce qu’il a pris le contrôle de puits de pétrole et refuse de vendre son or noir au prix dérisoire dicté par eux – refuser de se faire piller, prétendre au contrôle de ressources que les puissances occidentales considèrent comme étant à eux, tel est le seul véritable crime commis par l’« Etat islamique ».
La peur et le choc comme instrument de contrôle des masses
Nul besoin d’adhérer à des théories « complotistes » pour constater que les attentats terroristes et menaces plus ou moins réelles d’attentats terroristes sont une aubaine, une source de profits immenses pour nos gouvernants et l’ordre qu’ils défendent. Rien de tel que l’effroi et le choc pour brouiller notre perception du réel, désarmer notre esprit critique et au final entretenir notre docilité. Rien de tel pour nous soustraire à la réflexion, à la modération, à la bonté, et nous rendre ainsi plus acceptable des pratiques et des mesures extrêmes. Nos gouvernants savent très bien que la peur est un instrument essentiel à tout pouvoir, que gouverner, ce n’est pas seulement séduire, c’est aussi terroriser, y compris, notamment, par méchants terroristes interposés. Terroriser sous couvert de « protéger du terrorisme » et de « rassurer », telle est la plus sublime entourloupe du pouvoir – la présence de plus en plus systématique et massive de policiers et militaires dans les rues et lieux publics, la multiplicité des affichettes relatives au renforcement du « plan Vigipirate » ont bien davantage pour but d’effrayer que de rassurer ou protéger le citoyen.
Terroriser, donc, pour obtenir le consentement mais aussi pour distraire – nous distraire de nos plus redoutables ennemis (gouvernants, capitalistes, banquiers et autres criminels contre l’humanité) et de leurs agissements, nous distraire de tout ce qui nous menace vraiment (pensons au réchauffement climatique, autre conséquence de notre insatiable avidité, qui menace l’existence même de l’humanité), nous distraire de tous ces crimes, de toutes ces injustices et inégalités contre lesquels il faudrait lutter, nous les faire oublier, ou du moins nous pousser à les relativiser au regard de ce péril que serait le « terrorisme ».
Rien de tel qu’un peuple effrayé ou sous état de choc pour lui faire accepter des mesures, des politiques qu’il n’accepterait pas autrement – ou du moins plus difficilement. C’est ainsi qu’on accepte docilement de nouvelles guerres, comme celle entreprise aujourd’hui en Irak, comme celles entreprises ces dernières années au Mali et en Centrafrique, officiellement pour combattre les « terroristes », en réalité pour maintenir ces pays sous notre contrôle et accentuer leur pillage. C’est ainsi que, sous le coup d’un formidable sentiment d’insécurité, on approuve des législations toujours plus répressives et sécuritaires, qui vont poursuivre la réduction de ce qui nous reste de liberté – y compris d’expression (voir la férocité de la « justice » autour de prétendues « apologies du terrorisme » et les projets de censurer les « incitations à la haine » et les thèses « complotistes » sur le Web – autant de concepts qui ne sont jamais défini avec précision et qui peuvent donc permettre toutes les interprétations et in fine tous les abus) –, de vie privée et permettre du même coup au pouvoir de s’armer plus efficacement contre ceux qui contestent l’ordre établi et contre toute éventualité de révolte populaire – tout cela, bien évidemment, au nom de la défense de la « liberté ». Comme le montre Naomi Klein dans La stratégie du choc, une attaque terroriste, de même qu’une guerre, un coup d’Etat, une catastrophe naturelle ou tout autre traumatisme collectif nous plongent tout un chacun dans un état de choc. Ces événements font voler en éclats notre univers familier, ils nous déboussolent, ils nous désarment psychologiquement et c’est ainsi que nous devenons plus enclins à suivre les hommes politiques qui prétendent nous protéger et apporter des solutions miracles. Un phénomène que nos gouvernants ont bien compris et qu’ils n’hésitent pas à exploiter pour imposer leurs plus ignobles desseins.
Faire passer les ennemis de l’humanité pour ses meilleurs amis
A travers ladite « lutte contre le terrorisme » – comme d’ailleurs à travers la lutte contre « l’extrême-droite » ou contre « l’insécurité » – il s’agit aussi pour le pouvoir et son ordre de se rendre attrayant en donnant à voir toute l’abjection de quelques-uns de ses ennemis, et de canaliser et détourner les colères populaires vers ceux-ci. Comme le disait Guy Debord : « Cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. Elle veut, en effet, être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats. L’histoire du terrorisme est écrite par l’État ; elle est donc éducative. Les populations spectatrices ne peuvent certes pas tout savoir du terrorisme, mais elles peuvent toujours en savoir assez pour être persuadées que, par rapport à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler plutôt acceptable, en tout cas plus rationnel et plus démocratique. » Rien de tel, en effet, pour nos gouvernants, qu’un attentat terroriste, rien de tel pour eux que l’horrible spectacle de la « barbarie terroriste » pour faire oublier leurs propres crimes – et par la même occasion leurs responsabilités dans le surgissement de ces « terroristes » -, pour se présenter en contraste pour des protecteurs, des sauveurs, des grands humanistes et, de la sorte, se redorer le blason. (François Hollande aurait, dit-on, gagné depuis les attentats de début janvier 20 points de popularité – et il cache à peine sa satisfaction.) Cela vaut aussi, bien entendu, pour ces policiers et ces militaires présentés aujourd’hui comme des héros, comme nos défenseurs, alors qu’ils sont là pour défendre un ordre abject et sont le plus souvent nos bourreaux – et ceux de maints peuples dans le monde. Comment interpréter l’ahurissant attroupement de chefs d’Etat et de gouvernement à la marche en hommage aux victimes des récents attentats à Paris sinon comme une volonté pour ces pyromanes de se faire passer pour des pompiers, pour ces authentiques ennemis de l’humanité de se faire passer pour ses meilleurs amis ? Il est particulièrement emblématique que se soit invité à cette marche Netanyahu, le chef du gouvernement israélien, celui-là même qui, l’été dernier, et sous les yeux des télés du monde entier, a fait massacrer 2000 civils palestiniens à Gaza.
Pour ceux qui nous gouvernent, ou ont du moins la prétention de nous gouverner, il est vital de détourner notre attention et notre indignation vers des ennemis tout désigné, à savoir ici le « terroriste islamiste », et d’encourager la suspicion de tous ceux qui sont suggérés comme étant des terroristes potentiels – les musulmans. C’est ainsi qu’ils comptent nous faire oublier que ce sont eux, les dirigeants politiques, qui sont nos véritables et plus dangereux ennemis. Eux et toute cette horde de parasites et de professionnels du crime et de la rapine (aux premiers rang desquels on trouve les banquiers et les dirigeants et actionnaires des grandes entreprises) qui sont les grands organisateurs et les grands bénéficiaires de cet abject ordre du monde – eux qui réduisent nos vies et notre environnement à de simples instruments de profit que l’on peut exploiter, dégrader et détruire à souhait, eux qui n’ont aucun scrupule à organiser les pires atrocités, à semer la mort, la misère et le malheur à grande échelle, et qui pour tout cela ont une responsabilité écrasante dans la montée de ce « terrorisme islamiste ».
Pour la société elle-même il importe de donner à voir et de marquer d’infamie tous ces « terroristes » à l’instar de tous ces « criminels » et « délinquants » et autres misérables contrevenants aux saintes lois. C’est ainsi que se perpétue la fiction de son innocence, c’est ainsi que nous pouvons occulter le sort de tous ceux dont la vie est sacrifié avec notre consentement et notre complicité tacites : habitants du Sud massacrés par nos armées ou affamés à mort par la rapacité de spéculateurs qui font exploser les prix des aliments de base (un enfant meurt de faim toutes les six secondes, soit presque cinq millions par an, l’équivalent d’un attentat contre Charlie Hebdo chaque minute), « jeunes des cités» ou manifestants tués par notre police, détenus poussés au suicide, SDF acculés à la rue et à la mort, simples citoyens empoisonnés et assassinés sous l’effet des diverses maladies (notamment le cancer, qui tue 150 000 personnes par an en France) engendrées par le culte de la croissance, la préservation de nos modes-de-vie-pas-négociables et son inévitable cortège de pollutions, etc. C’est ainsi que l’on peut occulter, aussi, le saccage de la nature, du climat, l’anéantissement de nombreuses espèces vivantes – des crimes qui auront des conséquences désastreuses pour les générations futures et que l’on doit, là encore, à la cupidité sans bornes des riches capitalistes autant qu’aux obsessions consuméristes de l’Occidental moyen. Si l’attentat contre Charlie Hebdo a pu être une tragédie pour la société française, il a aussi été pour elle une belle occasion d’étaler partout sa bonne conscience, il a aussi été une belle occasion pour tout un chacun de faire oublier sa lâcheté, son indifférence devant le terrorisme de l’argent et ses innombrables crimes. « C’est vrai, d’habitude je n’ai rien à redire des gens qui à l’autre bout du monde se prennent des bombes dans la gueule pour que je puisse payer mon essence pas cher, et je me moque bien des gens ici qui crèvent dans la rue, mais oublions tout : JE SUIS CHARLIE ! Les méchants, ce sont les « terroristes », n’est-ce pas, moi, je suis un gentil ! »
Et plus l’ordre et ses éminents représentants se rendent coupables de crimes, plus ils sont sévères devant la moindre peccadille, même verbale : ainsi faut-il comprendre ces procédures judiciaires engagées à la chaîne à l’encontre de pauvres bougres sans défense (dont l’un était même décrit comme « déficient mental léger »), et même d’enfants de huit ans ( !), ayant eu le tort, parfois sous l’emprise de l’alcool, d’avoir blagué ou ironisé sur les attentats, d’avoir exprimé leur sympathie pour les « terroristes » ou simplement de s’être indigné de l’indignation sélective des autorités. En quelques jours, trente peines de prison ferme ont été prononcées, allant de trois mois à quatre ans ! Une sévérité, une cruauté d’autant plus inouïe qu’au même moment ces persécuteurs proclamaient avec force leur attachement le plus indéfectible… à la « liberté d’expression ». Bien entendu, pas plus qu’ils ne combattent le terrorisme ils ne défendent la liberté d’expression – qui doit être totale ou rien. Il est facile de défendre la liberté d’expression pour soi ou quand cela nous arrange, mais cela n’a rien à voir avec une authentique défense de la liberté d’expression, qui exige de tolérer précisément les propos qui nous gêne ou nous choque.
La guerre au service du maintien de l’ordre social
A travers cette « lutte contre le terrorisme », il s’agit aussi d’incarcérer la société dans une logique et un climat de guerre – la « guerre au terrorisme » -, et ainsi de nous faire marcher au pas et neutraliser toute contestation. Puisque l’ennemi « terroriste » a déclaré la guerre à tous les Français en tant que Français, puisque cette guerre les menace et les engage tous, alors tous les Français devraient unir leurs forces et cesser de se « chamailler ». Toute guerre a cela de magique qu’elle insuffle la discipline, qu’elle rend intolérable et même incongrue aux yeux de la plupart toute espèce de dissonance. «Qui n’est pas avec nous est contre nous.» C’est ainsi qu’au nom d’une cohésion jugée cruciale tout vrai débat sur le sujet devient hors de propos, que toute réflexion sérieuse et que tout autre son de cloche que celui du pouvoir devient inadmissible, perçu au mieux comme de l’irresponsabilité au pire comme de la traîtrise et sanctionné à mesure – on a pu voir, dans la France de l’après 7 janvier, un professeur de philosophie accusé d’« apologie de terrorisme » et suspendu pour avoir voulu faire réfléchir (quelle idée !) ses élèves aux causes du « terrorisme islamiste ».
Rien de tel qu’une guerre pour forcer le rassemblement de tous les membres d’une société et, in fine, solidariser les spoliés avec leurs spoliateurs, les exploités avec leurs exploiteurs, les victimes avec leurs bourreaux. Pour qu’elle puisse espérer être remportée, toute guerre exige en effet l’union, l’« union sacrée »… mais une union qui n’est concevable que sous l’autorité et au profit de ceux qui ont le pouvoir et qui implique donc la sanctification de l’ordre social existant. Qui dit soumission à une discipline dit soumission à une hiérarchie, qui ne peut que correspondre avec la hiérarchie sociale établie. La guerre est ainsi l’occasion de (res)souder le peuple autour de ses dirigeants, de le rallier à ses intérêts, de mettre au pas les citoyens les plus rétifs à l’ordre et de mettre en sourdine les sujets de tension et les conflits inévitables qui peuvent traverser une société, en particulier entre nantis et nécessiteux, entre dominants et dominés. Et, bien sûr, la guerre est aussi l’opportunité de canaliser et détourner les colères populaires vers un ennemi commode : un groupe « terroriste » ou un pays étranger. L’idée de la guerre comme outil de maintien de l’ordre social est, si l’on peut dire, aussi vieille que le monde : en 1792, déjà, en France, les « révolutionnaires » bourgeois, effrayés par ces sans-culottes qui aspiraient à un véritable changement social, eurent la bonne idée de les envoyer se faire massacrer aux frontières pour éviter qu’ils mettent leur projet à exécution. Et de même, en 1914, les bourgeoisies européennes en appelèrent ardemment à la guerre pour envoyer les prolétaires s’entretuer et ainsi mieux étouffer leurs velléités révolutionnaires.
Pauvres et bourgeois, sans-abris et milliardaires, chômeurs et banquiers, ouvriers et patrons, policiers et « jeunes des cités », industriels du nucléaire et militants écolos, Philippe Poutou et Nicolas Sarkozy, voici donc que nous devrions tous être unis et frères face à cette menace jugée mortelle – « unis et frères » dans la mesure, bien entendu, où le plébéien met plus d’entrain encore que d’habitude à se laisser exploiter et brutaliser par ses « frères » riches et puissants. Rien de tel que la guerre pour légitimer et conforter les inégalités et injustices d’une société…
Bien sûr, cette « guerre au terrorisme» n’est pas tout à fait une guerre comme les autres. La « guerre au terrorisme» articule à la fois des interventions militaires « classiques » à l’extérieur de nos frontières et une batterie de mesures et opérations policières à l’intérieur. Cette « guerre » telle que nous la vivons, nous Français, a bien peu à voir avec la guerre telle que nous l’imposons à ceux que nous prétendons délivrer des « terroristes ». Il n’y a bien sûr aucune armée en position d’opérer ici des bombardements massifs ou de nous envahir. Cette « guerre », pour nous, se matérialise surtout par la peur d’être attaqué par un ennemi caché au cœur de la population et qui peut frapper n’importe où, n’importe quand – une peur à laquelle peuvent donner corps quelques rares actions sanglantes, mais qui est surtout suscitée, amplifiée et organisée par le pouvoir, lui qui se plaît à nous matraquer d’alertes et à inonder rues et lieux publics de flics, de militaires et de dispositifs sécuritaires. S’il n’y a pas la guerre à proprement parler, il y a malgré tout le sentiment de la guerre, le sentiment d’être en proie à une grave menace, la peur, la suspicion, la paranoïa, la haine et l’obsession de « l’ennemi » instillés dans les têtes, et c’est bien là l’essentiel. La « guerre au terrorisme » a, pour le pouvoir, tous les avantages de la guerre sans avoir aucun de ses inconvénients – et potentiels inconvénients comme celui de se mettre à dos une population exaspérée par de trop grands sacrifices humains. Il faut dire que la « guerre au terrorisme » a ce mérite, contrairement à une guerre « classique » armées contre armées, d’être, par principe, sans fin (on peut abattre tel ou tel groupe « terroriste », on peut réduire à néant provisoirement tel ou tel forme de « terrorisme », mais il y aura toujours des « terroristes » comme il y aura toujours des « criminels », sans compter l’infinie nécessité de nos gouvernants à qualifier de « terroristes », pour le disqualifier, quiconque se soulève contre lui) et de pouvoir perdurer indéfiniment sans troubler plus que cela le fonctionnement « normal » d’une société. Nous ne devons donc pas appréhender la « guerre au terrorisme » comme une parenthèse, comme un moment difficile à passer, mais comme un mode de gouvernement permanent. Si les guerres ont toujours été instrumentalisées au service des pouvoirs établis, toutes ces guerres sont toujours restées jusqu’ici limitées dans le temps – et leurs avantages avec. Elles n’ont jamais pu offrir l’inouï profit qu’est en train d’apporter aujourd’hui cette guerre permanente appelée « guerre au terrorisme ». Qui dit guerre permanente dit permanence d’un mode de gouvernement spécifique à la guerre, où toutes les garanties – pourtant modestes – que peut offrir « l’Etat de droit » au citoyen sont considérées comme autant d’entraves à la bonne marche de la guerre et doivent donc être suspendues sine die. Il est important de comprendre que cette « guerre au terrorisme » ne vise pas à être gagnée – elle est par principe ingagnable -, elle ne vise qu’à justifier la perpétuation d’un état d’exception, ou plus exactement son instauration progressive. La « guerre au terrorisme » vise à nous habituer à vivre sous toujours plus de contrôles, d’intrusions, de surveillance, de répression, d’arbitraire et avec toujours moins de libertés – et finalement à rendre indolore l’avènement d’un implacable régime militaro-policier qui entravera toute possibilité de vie démocratique et écrasera toute contestation sous prétexte de sécurité et de défense nationale.
Derrière la « guerre au terrorisme », une guerre contre les peuples
On le voit, les gouvernements occidentaux prennent prétexte de la « lutte contre le terrorisme » pour intensifier leur emploi de la terreur à l’égard de ceux qu’ils entendent soumettre. Et cela vaut autant à l’égard de leurs propres citoyens qu’à l’égard de tous ces peuples qu’ils prétendent « délivrer » des « terroristes » : Irak, Centrafrique, Mali, etc. Ce sont ces derniers qui souffrent le plus cruellement de cette « guerre au terrorisme », qui en paient un coût humain terrible. Derrière cette « guerre au terrorisme », qui s’affiche comme une croisade noble et salutaire au service de la justice, c’est la poursuite de la guerre menée par les oligarchies occidentales contre les peuples et leur prétention à disposer d’eux-mêmes. La « guerre au terrorisme » c’est un nouveau prétexte pour eux pour apparaître comme des sauveurs dans les pays aux prises avec les « terroristes » et ainsi de légitimer et de multiplier leurs agressions et leurs pillages. La « guerre au terrorisme », pas plus qu’elle n’a de limites temporelles, n’a de limites géographiques, et elle est pour eux l’opportunité de légitimer et banaliser le mépris d’un droit international encore trop encombrant et des plus élémentaires « lois de la guerre », et d’institutionnaliser un véritable état d’exception international à leur avantage. C’est ainsi que les dirigeants étasuniens, en pointe dans cette guerre, se sont cru autorisé ces dernières années à jouer aux cow-boys sans frontières, en lançant dans plusieurs pays des campagnes d’assassinats ciblés de présumés « terroristes » (prétexte au massacre de nombreux civils), en enlevant des présumés « terroristes » un peu partout dans le monde pour les enfermer et les torturer dans des prisons secrètes, en enfermant indéfiniment et sans jugement à Guantánamo – en totale violation des conventions de Genève – des combattants ennemis qualifiés de « terroristes » capturés sur le champ de bataille.
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Il n’y a pas de « guerre contre le terrorisme », il n’y a que la poursuite, sous un nouveau masque, de la guerre menée par les riches et les puissants contre les peuples pour défendre et étendre leur sinistre domination. Il n’y a pas de « guerre contre le terrorisme », il n’y a qu’une guerre préventive permanente contre nos velléités insurrectionnelles. Ne nous laissons pas avoir.
Bientôt cent ans que Paul Valéry lançait son cri d’alarme Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles… Le feu et le sang des guerres menées depuis 1914 n’auront donc pas été suffisants. Le
bonheur est-il une idée morte ?
Tout dépend de ce qu’on appelle « bonheur », car aujourd’hui ce qui est identifié au « bonheur » c’est le fait de pouvoir consommer, de posséder, de pouvoir dominer les autres, bref d’avoir de l’argent et du pouvoir. Et ce « bonheur » se paie au prix du malheur de tant d’autres. Ce bonheur-là, en somme, est une idée bien vivante mais qui tue. C’est un faux bonheur. Il faut donc défendre une autre idée du bonheur, c’est-à-dire d’un bonheur conditionné au bonheur de l’autre. Le bonheur dans la sobriété matérielle, le partage… Une idée du bonheur peut-être morte aujourd’hui mais que l’humanité sera contraint de ressusciter pour espérer ne pas périr complètement.
Bien d’accord avec vous sur votre approche du faux-bonheur. Je ne pensais naturellement pas à celui-là. Plus largement, je me demande si la situation actuelle de domination, de malheur pour les masses, telle qu’elle est décrite dans ce texte, est tellement originale. L’histoire humaine est-elle si différente, depuis, disons 4000 ans ? Quelques illusions collectives ont pu nous en distraire un temps, mais au prix de combien de sang versé, de mensonges et de violence ? Le bonheur ne peut sans doute n’être qu’une affaire individuelle. La philosophie est assurément un meilleur recours que la politique ou l’économie !